A la recherche du moi-n’importe quoi…
La sensibilité d’un mammifère commence bien avant sa naissance, au début de la mise en service de son système nerveux. Mais les premières réactions réflexes du fœtus ne sauraient être qualifiées de conscientes tant que son cerveau n’est pas fonctionnel pour la représentation des diverses sensibilités, ce qui ne vient que beaucoup plus tard. Dans les derniers stades de la grossesse, le fœtus a acquis des compétences tactiles, auditives et sans doute gustatives, olfactives et visuelles, dont l’exercice est très limité par sa capsule intra-utérine. La naissance, si douce soit-elle, lui révèle brutalement l’existence d’un monde extérieur, imprévisible et complexe, et de besoins intérieurs impératifs. Nul doute qu’à ce stade, ses systèmes de récompense-plaisir et punition-douleur sont fonctionnels, ainsi que les systèmes de communication – encore inconsciente – qui permettent à son entourage de décoder ses émotions.
Récompense-punition-mémoire, les conditions d’un conditionnement sont remplies. Pas mal d’observations suggèrent que c’était déjà le cas depuis un certain temps, in utero. La répétition des situations, les gestes parentaux, des éléments sociaux créent vite, dans de bonnes conditions, un cadre domestique sécurisant recherché, dans lequel toute innovation inquiète ou terrifie. Mais ces réactions vont être régulées par les interventions des parents ou autres encadrant·es, jusqu’à susciter, quand tout va bien, une curiosité à l’égard de toute nouveauté non hostile. Chez l’humain·e, le langage contribue dès la naissance, sinon avant, par ses sons, mais pas encore par tous ses sens, aux premiers conditionnements, à une éducation d’abord non sémantique.
Il est bien présomptueux de parler des représentations du monde à ce stade de la vie, que notre mémoire ne conserve pas mais, compte tenu de la suite, le concept de moi-tout, utilisé par des psychologues pour caractériser les comportements égocentriques des bébés les toutes premières années, semble pertinent: la satisfaction de mes besoins m’est due, mon environnement familial est à ma disposition pour y contribuer, le monde est fait pour moi. Tout refus de soumission de la part de mon cadre domestique est source de frustration, donc des protestations et actions conséquentes. Gare aux frères-sœurs ou aux adultes qui prétendent sortir de cette soumission!
Selon les circonstances et les éducations, il faudra plus ou moins d’années pour sortir de cette représentation d’un monde fait pour un moi insatiable. On peut même penser que beaucoup de politiques, dictateurs et autres grands dirigeants, n’en sont pas vraiment sortis, ou bien y sont retournés… Mais entre famille, école, travail et loisirs, la plupart des gens apprennent que les autres existent et que l’on doit vivre avec eux, autrement que par des ukases. C’était relativement simple au paléolithique ou dans les premiers villages de cultivateurs, quand le nombre des autres était limité et que l’on en représentait une fraction appréciable, appréciée, capable de s’exprimer et d’agir sur la société. C’est très difficile aujourd’hui, quand nous apprenons que nous ne sommes qu’un parmi des milliards d’inconnu·es, sur une planète perdue dans un univers dont elle n’est que poussière.
Un ego normal en subit une contraction terrible jusqu’à un moi-rien objectif, difficile à accorder avec une conscience individuelle égotique hors de laquelle nous n’existons pas. N’être rien sur une poussière a l’avantage d’avoir peu à craindre de sa disparition: rien moins rien, c’est toujours pas grand-chose, comme aurait dit Raymond Devos!
Mais la plupart des gens sont bien plus compliqués que ça. Entre les cinglés déjà évoqués, restés ou revenus au stade du moi-tout, les illuminés qui croient aux contes de vie éternelle ou de permanence d’une âme, et ceux qui doutent de tout, on arrive souvent aux diverses variantes d’un moi-n’importe quoi! Encore serait-il bon d’apprendre à le gérer jusqu’au bout, en se faisant plaisir et sans nuire trop aux autres…
* Chroniqueur énervant.