Barrer à tout prix l’accès au territoire européen
Situées au nord du Maroc, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla constituent les deux seules frontières terrestres euro-africaines. En ce sens, elles font partie aujourd’hui des voies empruntées par les personnes exilées pour accéder au territoire européen. A ces points se matérialisent et prennent vie les politiques migratoires européennes, qui édifient des barrières et externalisent leur contrôle. Ces deux villes incarnent l’Europe Forteresse, qui entend entraver l’accès au territoire européen aux personnes considérées «indésirables» quel qu’en soit le prix – violations du droit international, violations des droits humains, y compris le droit à la vie.
Les premiers dispositifs matériels anti-migratoires sont installés sur le pourtour de Ceuta à partir des années 1990, en réaction aux premières arrivées de personnes exilées dites «subsahariennes» et en parallèle à l’adoption de la loi espagnole sur les étrangers en 1985 et à l’adhésion de l’Espagne au Traité de Schengen en 19911>E. Tyzler, «Ceuta et Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique», 2015, Gadem, Migreurop..
Depuis, l’Espagne – avec le soutien européen – mène une politique de fermeture croissante de ses frontières. Cette militarisation se donne à voir en outre par la surélévation des barrières espagnoles. Alors qu’elles mesuraient 2,5 mètres en 1995, elles ont été surélevées en 1999, 2001, 2005, jusqu’à atteindre les 10 mètres en 20202>> Elín, «Elín: un oasis en la frontera. 10 años de memoria experiencial en Ceuta (2010-2020)», 2022.. Des systèmes technologiques de pointe se sont progressivement superposés et complexifiés jusqu’au système actuel comprenant radars, caméras thermiques, caméras infrarouges, spots lumineux, détecteurs de mouvement, etc.3>Maakum, «Ceuta, ciudad de fronteras», 2022.
De l’autre côté d’un terrain vague se trouve la barrière marocaine. Des tours de contrôle y sont disséminées sur toute sa longueur. Contrairement à la barrière espagnole, celle-ci mesure 2 mètres et est recouverte de barbelés.
A ce système ultrasécuritaire s’ajoute la collaboration hispano-marocaine en amont et au niveau des barrières. Les contrôles réalisés par les autorités marocaines – entraves à la mobilité, rafles4> Gadem, «Coûts et blessures: Rapport GADEM sur les opérations des forces de l’ordre marocaines menées dans le nord du Maroc entre juillet et septembre 2018»., check points, patrouilles sur les plages – sont dirigés à l’encontre des personnes noires, qui ne peuvent s’approcher des enclaves par des routes conventionnelles. Celles-ci sont contraintes d’escalader les barrières, où autorités espagnoles et marocaines patrouillent, arrêtent et refoulent quasi-systématiquement toute personne qui tenterait d’accéder au territoire ceutí – qu’elles soient mineures, futures demandeuses d’asile ou blessées. Ces pratiques – souvent accompagnées de violences et de vols – contraignent les exilé·es à tenter de traverser deux, dix, voire vingt fois les frontières, avant de pouvoir déposer une éventuelle demande d’asile5>J.I. Mota, «Salah, el sudanés que intentó cruzar a Ceuta 25 veces», El Pueblo de Ceuta, 25 déc. 2023.. Un contrôle du même ordre est réalisé en mer par la Marine royale et la Guardia Civil pour arrêter les personnes qui traversent les digues de Benzu et de Tarajal. Cette traversée à la nage – dangereuse puisque réalisée de nuit ou les jours de tempête – a provoqué la mort d’au moins 40 personnes en 2023, majoritairement originaires du Maghreb, du Moyen-Orient, d’Asie.
Pourtant illégaux au regard de la Convention européenne des droits de l’Homme et du droit international, les refoulements ont été légalisés par les autorités espagnoles en 2015 (loi de «seguridad ciudadana») et «légitimés» par la Cour européenne des droits de l’homme depuis un arrêt rendu le 13 février 2020. Les juges de Strasbourg avaient débouté deux hommes ayant escaladé la clôture de Melilla en 2014 avant d’être refoulés vers le Maroc. Ils estimaient «qu’ils s’étaient mis eux-mêmes dans une situation d’illégalité»6>Migreurop, «Cour européenne des droits de l’Homme: l’Espagne et l’UE pourront faire prévaloir la protection des frontières européennes sur le droit d’asile», 21 févr. 2020. en décidant «de ne pas utiliser les voies légales existantes permettant d’accéder de manière régulière au territoire espagnol». Un comble, étant donné qu’il n’existe justement aucune voie «légale» pour y parvenir. De fait, au niveau de l’unique poste frontière habilité, les forces de police marocaines et espagnoles contrôlent l’identité de toutes les personnes qui souhaitent accéder au territoire ceutí et refusent la sortie du territoire marocain à celles ne répondant pas aux critères légaux requis – passeport en vigueur, permis de travail ou visa. Les personnes exilées n’ont donc pas accès au Bureau de l’asile et des refugié·es (Oficina de asilo y refugio) censé permettre la formalisation des demandes de protection internationale, car situé du côté espagnol de la frontière. Ainsi, ils et elles n’ont d’autres moyens que d’entrer dans l’enclave espagnole par des postes frontières non habilités, au péril de leur vie. Une situation inacceptable au regard des principes du droit des réfugié·es.
Notes
Volontaire des programmes Echanges et partenariats au sein de l’association ELIN de défense des droits des personnes exilées (asociacionelin.com) à Ceuta, pour le compte du réseau euro-africain Migreurop.
Paru dans asile.ch n° 198, juin 2024.