Au péril des effectifs et de la mondialisation
Comme les autres primates, les humain·e·s ont longtemps vécu au sein de petits groupes dans lesquels tout le monde se connaissait et interagissait avec autrui selon des règles sociales, très variables selon les cultures, mais précises dans chacune d’entre elles. En fonction des liens de parenté, du genre, de la familiarité, de l’empathie ou des expressions autorisées du désir, on se regardait, ou pas, on se parlait, sur un ton convenu, ou pas, on se touchait, ou pas, et l’on restait à des distances permises par les règles de «proxémie» locales. La proxémie est un concept social issu d’une réalité biologique facilement observable dans le monde animal.
Dans les espèces sociales, chaque individu dispose d’un espace privé autour de lui dans lequel il n’admet l’intrusion de congénères que dans des conditions très particulières – affectives ou sexuelles, en particulier. Une intrusion non désirée dans cet espace est cause de stress et de réactions, de lutte ou de fuite selon les circonstances. Ces situations sont faciles à observer chez les oiseaux où elles déterminent des distances sociales minimales régulières entre, par exemple, les individus posés sur un fil ou regroupés dans une colonie. Ces distances varient d’une espèce à l’autre en fonction de la taille et de l’agressivité. Presque nulles chez certaines perruches, trois à cinq décimètres chez des mouettes, nettement plus chez les cormorans par exemple. Chez les humains, on peut observer de tels espacements dans les files d’attente, mais les distances sociales varient beaucoup selon les sociétés, comme l’a si bien raconté Edward T. Hall1>Lire La dimension cachée, éd du Seuil, 2014.. A cette « territorialité proche » s’ajoutent les territorialités de possession, comme celles des domiciles, des champs, des territoires de chasse et bien d’autres, plus ou moins abstraites, concernant les personnes, les pouvoirs et tout bien, jusqu’à la propriété intellectuelle.
La croissance démographique rapide, depuis le néolithique et sa révolution agricole, et la formation de grandes cités ont bousculé les conditions proxémiques de notre espèce. D’abord en augmentant la dimension du cercle d’interaction de chacun et en l’ouvrant à de nombreux individus non familiers ou inconnus. Les communautés de vingt à cinq cent personnes où tout le monde se connaissait ont laissé place à des ensembles où les familiers sont devenus minoritaires. Les concentrations d’individus dans les lieux d’intérêt ou fonctionnels, des spectacles aux transports ont rapidement violé les règles proxémiques des sociétés rurales peu nombreuses. En particulier en rapprochant, dans des conditions de stress parfois extrêmes, des individus étrangers ou hostiles les uns aux autres. Les déplacements intercontinentaux, certains depuis la préhistoire, ont mis au contact des sociétés de cultures très différentes par leurs règles proxémiques et territoriales. Autant de sources de malentendus, de conflits et de guerres.
Nos cerveaux sensibles et nos émotions n’ont pas anticipé ces transformations et les suivent difficilement, parfois en cherchant à reconstituer les relations compréhensibles, sinon paisibles, des petites communautés de nos ancêtres. Au siècle dernier, les réseaux de relations personnelles de beaucoup ne dépassaient sans doute pas tellement les dimensions des villages d’avant et se localisaient géographiquement en un seul ou peu de lieux. Mais la mondialisation, les voyages de ceux qui, de gré ou de force, parcourent le monde, et les réseaux sociaux changent complètement la donne. Nos cercles de parenté et de relations peuvent être éclatés à travers un continent ou la planète entière. On peut se sentir plus intime avec une personne jamais rencontrée physiquement qu’avec des familiers de tous les jours. Certains se laissent leurrer par des influenceurs ou influenceuses inconnu·es ou des robots dotés d’intelligence artificielle (IA) pour lesquel·les ils tueraient père et mère. Nos cerveaux ne sont sans doute pas encore bien adaptés à la mondialisation et à l’IA…
Notes
Dédé-la-Science, chroniqueur énervant