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Soupçons, écoutes, mauvaise traduction

Dans le cadre d’enquêtes criminelles, les interprètes communautaires aident les autorités de poursuite pénale lors de mises sur écoute de suspects de langue étrangère. Leur influence sur les enquêtes est plus grande qu’on ne le pensait.
Justice 

Qu’il s’agisse de messages audio, de conversations téléphoniques ou d’enregistrements avec des mouchards, les autorités sont toujours plus efficaces dans l’interception des communications. Mais si les policiers ne comprennent pas la langue des suspectes, la technique à elle seule ne sert à rien, aussi sophistiquée soit-elle. C’est ici qu’interviennent les interprètes communautaires qui peuvent assurer une traduction simultanée lors d’une mise sur écoute ou traduisent ultérieurement des extraits de conversations. Il s’agit souvent de personnes sans qualification dans le domaine pénal. Pourtant, leur travail a des répercussions non négligeables: il peut déclencher d’autres enquêtes, mais aussi compromettre une condamnation.

Dans le milieu des juristes, la conviction que le passage d’une langue à l’autre ne changeait pas la teneur des propos a perduré longtemps. «C’est faux, relève Nadja Capus. Non seulement les interprètes communautaires sélectionnent ce qu’elles ou ils transcrivent, mais leurs connaissances préalables et leur formation influencent aussi leurs comptes-rendus et donc les enquêtes.» Mais une transcription de l’ensemble de la surveillance coûterait trop cher et n’est pas toujours utile. Les dialogues sont «parfois vraiment kafkaïens» quand un trafiquant de drogue s’entretient avec un toxicomane.

La juriste de 53 ans a achevé en octobre dernier à l’Université de Neuchâtel un projet de recherche consacré à l’interception secrète des communications en collaboration avec des interprètes. A cette fin, elle a notamment travaillé avec une sociologue, une linguiste et une traductologue. Son équipe a évalué plus de 1000 procès-verbaux, 22 dossiers pénaux représentant 60’000 pages, 90 enregistrements de conversations téléphoniques et leurs transcriptions en allemand à partir du serbe et du bosniaque. Les chercheuses ont aussi mené des entretiens avec des policiers et des interprètes et ont pu observer le travail d’enquête en temps réel.

Cela les a menées à constater que le travail des interprètes communautaires est souvent rendu invisible. Parfois, les rapports de police n’indiquent même pas que les déclarations consignées sont une traduction. Autre problème: il n’existe pas de directives uniformes. «Chaque autorité décide quasiment elle-même des connaissances préalables nécessaires à ces interprètes», indique la juriste. Par exemple savoir s’il faut les informer de ce qu’on reproche à un suspect ou s’il vaut mieux qu’ils ou elles travaillent «sans filtre».

Important aussi: comment ces interprètes doivent-elles ou ils signaler leurs propres interprétations? «Il y a une différence entre écrire qu’ils ou elles entendent une sorte de hachage, un tapotement, un bruissement et affirmer que quelqu’un est probablement en train d’emballer des drogues», note Nadja Capus. Il est déjà arrivé que des interprètes se soient pris pour des policiers auxiliaires, interprétant faussement de prétendus codes. «Une formule de salutation anodine est ainsi devenue l’annonce d’une livraison de drogue», note-t-elle. C’est pourquoi la juriste et son équipe souhaitent la professionnalisation des prestations linguistiques dans le système de justice pénale et une meilleure conscience de la complexité de l’interprétariat communautaire.

De plus, de nombreux cantons ne fixent encore presque aucun critère qualitatif d’engagement des interprètes. Au contraire: selon Nadja Capus, les autorités doivent le plus souvent se contenter de trouver quelqu’un qui parle la langue en question et celle des autorités. Pourtant, les tâches sont complexes: l’interprète doit tenir compte des particularités culturelles, démêler la confusion linguistique, travailler avec un logiciel de police spécial et être capables de comprendre et écrire rapidement.

Dans le canton de Zurich, il existe depuis un an des cours pour cette activité, conçus par un groupe de travail inter-administratif dirigé par la juriste Tanja Huber, de la centrale de prestations linguistiques de la Cour suprême du canton. Outre leur propre expérience, les responsables se sont appuyé·es sur les constats du projet de Nadja Capus. «Avant cette précieuse étude, il n’existait pratiquement pas de données scientifiques sur l’interprétariat communautaire dans la surveillance des communications.»

Ce nouveau cours de deux jours est suivi d’un examen. Pour Tanja Huber, la professionnalisation constitue un pas capital: «Il est indispensable de définir des normes et de les unifier pour garantir la qualité de l’interprétation et éviter des vices de forme et des renvois vers les instances inférieures.»

Article paru dans Horizons no 141, juin 2024, magazine suisse de la recherche, FNS, www.revue-horizons.ch

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