Chroniques

Sisyphe poète (II)

Chroniques aventines

Nous poursuivons ici notre chronique entamée en fin de semaine dernière en hommage au dramaturge biennois Peter Wyssbrod (1938-2024).

La chronologie de ses productions révèle deux époques: la première – des débuts jusqu’en 1976 – voit naître Actes sans paroles I de Beckett, une Dernière bande du même auteur ainsi que des œuvres originales: Ordures et Le Grand départ, notamment. Un second temps s’inaugure, ensuite, avec Hommage au théâtre en 1979, Entracte en 1981 et court jusqu’à Images en 2004. Ce qui semble caractériser la première période est une attention portée à la condition humaine en général, à l’Homme déchu, tombé du ciel, confondu avec les choses, subordonné à elles, réifié. Ce qui particularise la seconde tient à cet humain singulier qu’est l’Artiste et à l’Art lui-même.

Dans Ordures, Wyssbrod – dont le mutisme originaire est connu – arpente l’au-delà des mots, visant une dimension ontologique plus profonde. Il nous montre l’Homme séparé de l’Idéal, prisonnier – le plus souvent – d’un espace clos. La problématique du Grand départ paraît voisine de celle de l’En Attendant Godot de Beckett; dans les deux cas, les dramaturges prétendent faire spectacle d’une attente déçue: on passe son temps à tuer le temps. La Dernière bande voit un être dialoguer avec lui-même, plus jeune; les velléités orgueilleuses d’un moment sont contredites par l’écoulement des saisons et les occasions ratées du passé s’avèrent irrécupérables.

Les personnages de cette première époque sont – à l’image de ceux de Kafka – des êtres solitaires, en marge, incarnant pourtant notre commune condition. Donner une forme à notre Guignon, c’est donner à l’indicible une figure définie, soutenir l’amère conscience de notre sort. En contrepoint de la cohérence massive de l’ordre établi, ces situations dramatiques épurées introduisent le vide grâce auquel le spectateur peut palper sa propre contingence.

Dans la seconde période, Wyssbrod s’intéresse, donc, à la condition de l’Art. Hommage au théâtre arbore une relative confiance dans les moyens du théâtre même s’il s’agit précisément d’en déconstruire les conventions, d’en fustiger l’économie. Deux ans plus tard, Entracte marquait la fin de cette foi (frondeuse, certes) dans le théâtre – l’entracte comptant davantage que la représentation, la distinction sociale davantage que l’expérience esthétique. Les gestes et les paroles du protagoniste semblaient une hémorragie. Au terme de sa course, il ne revenait pas saluer; en guise de révérence: des flocons blancs s’échappant des cintres – image ambiguë de la chute ou de la consolation. D’une vanité vaincue, peut-être, par la Beauté.

Son personnage une fois «disparu», Wyssbrod s’était – plus de vingt ans durant – refusé à créer à nouveau. «Pourquoi pas une pièce sans personnage?» lui demandai-je! Ainsi naquit, en 2004, au Crochetan, une performance scénographique intitulée Images – lointain écho de La Création du monde de 1975. Un claquement de porte: le dernier technicien vient de quitter le théâtre. Dans sa nuit, celui-ci s’abandonne alors à sa respiration propre. Sur fond de musiques profondes, les herses entament un ballet, des lutrins éperdus fendent le plateau – l’outil théâtral comme unique protagoniste! La musique et la peinture figurent le prolongement logique de l’inspiration artistique du Biennois. La peinture comme autant de nouveaux actes sans parole. Représentant, par exemple, des torses fragmentaires, ces toiles nous disent le vouloir stérile, la puissance et la résignation. Le thème de la chute revient également. Mais là où d’autres artistes, porteurs d’un même pessimisme, useraient d’un langage complaisamment morbide, lui privilégie une poétique d’une beauté sombre, au lyrisme contenu.

Comme dans sa carrière dramatique et à l’instar d’un Giacometti, Wyssbrod-peintre fait preuve d’une grande ténacité, reprenant les mêmes motifs, les retravaillant sans cesse, laissant percer le désir d’une perfection ne se heurtant plus aux vicissitudes du Temps. Le lourd silence de ces peintures interrompt nos jacasseries quotidiennes et va droit à nos girons. Réalisées dans l’inconfort d’une usine de pianos désaffectée, les mains souvent bleuies par le froid, ces œuvres dénotent d’une scrupuleuse attention. La surface maintes fois abordée est irritée, blessée, nous plongeant ainsi immanquablement dans le sentiment émouvant du vif, sentiment qui – loin des faux-semblants – demeure l’objet de l’incessante quête de Peter Wyssbrod.

Sa probité subversive, son souci d’un geste toujours habité – que ce soit dans la dépense comique ou la sobriété magnétique, sa méticulosité toute helvétique en font un «œuvrier» unique. En ressassant ses spectacles pendant près de quarante ans, en les réinvestissant à des âges différents, notre homme a interrogé – de manière non advenue sous nos latitudes – les limites de l’éphémère théâtral. Mais le Temps, inexorable, ne perd jamais que des batailles…

Faute de pouvoir évoquer Barbara, sa merveilleuse épouse, son indispensable complice, avec laquelle il constituait le plus beau couple qu’il nous ait été donné de connaître, nous retiendrons, ici, un dernier Wyssbrod: le plus effacé, le plus touchant peut-être – filmant sans mots, patiemment, d’autres peintres, d’autres artisans attentifs à abouter art et vie.

Celles et ceux qui le chérissaient ont perdu un être d’une sensibilité inouïe. Intense et secrète. La Suisse, elle, vient de perdre l’un de ses plus grands créateurs – au sens d’un démiurge véritable –; mais elle ne le sait pas encore.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini Chroniques aventines

Autour de l'article

Sisyphe poète (I)

vendredi 7 juin 2024 Mathieu Menghini
L’autre jour, quelques instants avant un cours, je glissai machinalement la main dans mon casier. J’y trouvai un pli. Biennois. Il provenait de la famille de l’homme de théâtre Peter Wyssbrod et...

Chronique liée

Chroniques aventines

lundi 8 janvier 2018

Connexion