«La nécropolitique néolibérale est en cours»
Le néolibéralisme multi-extractiviste l’emporte aujourd’hui, et ce triomphe est planétaire. Il s’agit d’un constat presque banal: Félix Guattari l’avait déjà évoqué en 1981 et avait nommé ce phénomène le CMI, pour «capitalisme mondial intégré». Désormais, et avec la présence des Gafam [géants du numérique], nous pourrions ajouter «intensif»: CMII. Ce constat est valable dans la plupart des pays du monde, néolibéraux, néofascistes, démocratiques ou dictatoriaux: tous sont régis par une même passion «nécropolitique», à savoir la mise à mort physique et/ou de la pensée (E.B. Quintar, 2023; A. Mbembé, 2006).
La recette est toujours la même. D’une part, il s’agit de limiter au minimum voire de supprimer la présence de l’Etat et de ses institutions pour faire place aux capitaux privés, transnationaux et militaires. Ceci va de pair avec un extractivisme ininterrompu et constant des matières cognitives (les savoirs de toutes sortes) et des matières premières (extermination des biotopes et autres espèces du vivant). D’autre part, il s’agit de restaurer un pouvoir patriarcal, fragilisé dans certaines parties du globe avec, pour ne citer que trois exemples, le vote contre l’avortement, les répressions des LGBTQIA+ et le déni des féminicides.
Grâce aux Gafam, ce triomphe est vertigineux car la nécropolitique néolibérale peut atteindre les enfants comme les adultes et les personnes âgées, avec une fréquence soutenue par une consommation quotidienne hautement compulsive.
Les secteurs institutionnels publics et privés sont aujourd’hui dirigés par des «managers», et ces lieux sont devenus des «entreprises» dont le seul intérêt est le chiffre d’affaires (W. Brown, 2017). Ceci implique une obsession des taux d’audience, des publications et des facturations positives. Ceci implique aussi, et de manière plus ou moins avouée, un mépris du soin et du respect des relations humaines, de la culture et de la «vie bonne» (J. Butler, 2012), ainsi qu’une homogénéisation bureaucratique (J.C. Scott, 2021). Dès lors, les burnouts, les dépressions chroniques, le désenchantement professionnel, produits de la maltraitance institutionnelle, sont devenus monnaie courante et occupent même une place concrète dans la stratégie d’affaires de toute entreprise qui se veut prévoyante et bien portante.
Face à cette catastrophe en cours que nous persévérons à nier, avons-nous encore une lueur d’espoir d’une émancipation – à savoir la production de sens de l’existence, vis-à-vis et avec l’autre – qui puisse s’opposer à cette marchandisation intensive des rapports?
Oui, une réappropriation de la dignité de chacun et de chacune peut encore se réaliser, et cela passe par le quotidien. C’est aujourd’hui le quotidien lui-même qui devient notre champ d’émancipation, à la manière stoïcienne. Il s’agit d’agir avec tout ce qui dépend (encore) de nous, pour infime et insignifiant que ce soit. Il s’agit non seulement d’un changement de point de vue mais aussi de mode de vie. Cette fois-ci, ce sont les moyens qui justifient la fin, qui deviennent source d’attention, et non l’inverse (F. Lederlin, 2023). Dans ce maillage d’assujettissement des mentalités, l’éveil face à l’inacceptable passe au sein même de la relation, immédiate et quotidienne, entre les personnes, mais aussi entre les personnes et l’environnement vivant ou non vivant. L’épanouissement subjectif, individuel et collectif, émerge et se déploie dans le soin et l’attention d’une relation immédiate et connective, qui devient alors transformatrice, sanatrice et source de joie de vivre. Le «geste mineur» (E. Manning, 2019) ouvre l’expérience à des modes d’expression inédits, créant ainsi la possibilité de nouveaux modes de vie. Ainsi, au cœur même de la nécropolitique en vogue, la critique sociale et politique cesse d’être un discours abstrait et dépourvu de points d’attache et devient un fait, un évènement et une réalité concrète, porteuse de nouveaux désirs, de libertés et de goûts de la vie.
Ce processus créatif de transformations et de soins subjectifs et matériels quotidiens – au plus loin des représentations et des redondances normatives stigmatisantes – peut ainsi permettre de répondre concrètement à l’urgence de la catastrophe en cours, de récupérer l’émerveillement, de renouer avec étonnement et douceur avec la saveur pour la vie.
* Consultant psychosocial indépendant, ancien directeur du Centre Racard et fondateur du Dracar, Genève.