Ne brûlez pas les juges: ils vont nous être utiles!
Le 9 avril dernier, une foule d’«Aînées pour le climat» a fait le voyage de Strasbourg pour entendre le verdict de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) sur leur action en justice contre la Confédération. N’étant pas du voyage, j’avoue avoir versé une petite larme d’émotion à l’annonce de notre victoire: la Suisse condamnée pour «inaction climatique», violation du droit à la vie privée (et à la santé) et du droit à un procès équitable. Dans la salle d’audience, l’assemblée silencieuse et recueillie des Aînées ne bronche pas, mais il y eut comme une fusée qui s’élança vers le ciel avec un sifflement pour retomber en une pluie d’étoiles multicolores. Les médias les ont décrites ivres de bonheur! Après huit ans passés à porter cette procédure d’un échelon à l’autre devant les instances administratives et judiciaires de la Confédération, pour ne recevoir que des décisions de non-entrée en matière, ça se comprend!
Le retour au pays fut plus rude. «La Suisse condamnée!» Si les médias du monde entier s’empressèrent de propager cette tonitruante nouvelle, ceux d’ici résonnèrent du vacarme des critiques indignées des partis de droite et des chroniqueurs de tous bords. Le jugement de la cour? «Un poison inoculé dans le débat public», insinua le conseiller aux Etats Daniel Jositsch. «Une manière de poignarder la plus exemplaire des démocraties au monde» s’emporta le président de l’UDC vaudoise, Kevin Grangier. Les juges? Des «sages autoproclamés» aux compétences douteuses, des «contorsionnistes» capables d’extraire du droit à la vie privée (article 8 de la CrEDH) un droit à la santé qui n’y figure pas mais que menacerait le réchauffement climatique, ajouta Jacques Pilet. Historique!
Revenons sur terre: que dit le verdict de la cour? Il reproche à la Confédération l’insuffisance de son «budget carbone»: elle s’est en effet contentée de déclarations d’intentions, sans données chiffrées ni plans d’action échelonnés dans le temps de manière à atteindre les objectifs de l’accord de Paris, laissant notamment de côté sans les comptabiliser les émissions indirectes de gaz à effet de serre résultant de nos importations ou de nos investissements à l’étranger. Notre petit pays dont les émissions directes de CO2 sont réduites à l’échelle de la planète, se situe en réalité parmi les vingt plus gros pollueurs du monde!
Condamner la Suisse pour une histoire de budget carbone? De quoi ils se mêlent ces juges? Ils n’ont aucune compétence pour s’immiscer dans la politique climatique de la Suisse, avancent les fâchés. C’est ignorer qu’ils n’en ont pas la prétention. Ils ont en revanche des compétences en droit pour interpréter les lois et, respectant le principe de la séparation des pouvoirs, ils se gardent bien de prescrire aux Etats comment ils doivent s’y prendre sur le plan politique. Dès lors, que va-t-il se passer dès maintenant avec ce jugement? Rien, proclame l’UDC. «La décision de la cour n’a aucun sens et on peut l’ignorer». En revanche, Il faut recadrer la CrEDH ou sortir du Conseil de l’Europe. Du côté de la gauche, on ne croit pas au miracle. Il faudra se montrer patient, même si la pression des politiques et des citoyen·nes sur le pouvoir va probablement se renforcer.
Pour l’instant, l’élément le plus fort de cette aventure me paraît résider surtout dans la force symbolique de ce jugement et dans la puissance de son retentissement international. C’est précisément sur ce point qu’il faudrait attirer l’attention de ceux qui maudissent les juges. Ils adoptent une attitude victimaire, comme si condamner la Suisse était une agression injuste contre un pays qui se croit exceptionnel grâce à sa démocratie. Seul contre tous. C’est tout le contraire! Ce verdict historique vise en réalité tous les pays: ceux qui sont déjà aux prises avec des procédures climatiques devant leurs propres tribunaux, ceux qui vont l’être parce que les Aînées font figure de modèle de combativité.
Le verdict de Strasbourg a d’ores et déjà établi une norme européenne, sinon universelle, car son jugement crée une jurisprudence qui s’appliquera aux 46 Etats membres du Conseil de l’Europe, voire plus loin. Plus aucun gouvernement mis en cause dans un procès climatique ne pourra tirer argument du fait que le climat est un problème mondial et qu’il ne peut rien faire tout seul, tant que les «gros» ne font rien. Le jugement sur l’action des Aînées pourrait donc être l’amorce d’une conscience collective et d’un sens plus aigu des responsabilités pour tous les Etats. Les juges de Strasbourg ont eux-mêmes rappelé dans leur jugement le rôle clé des associations de défense de l’environnement et la pertinence de l’action collective contre le changement climatique.
«Comment 2400 Suissesses donnent de l’espoir dans la lutte contre le réchauffement climatique.» Tel est le titre d’un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 13 avril dernier. Tout le monde est concerné, poursuit le journal: les Aînées ont ouvert la voie!
Anne-Catherine Menétrey-Savary, ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.