Garantir l’indépendance de la justice
Le 23 avril, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a dit à l’unanimité que la Turquie avait violé les articles 5 et 8 de la Convention, qui garantissent respectivement le droit à la liberté et à la sûreté et le droit au respect de la vie privée et du domicile, pour avoir en septembre 2016 procédé à l’arrestation et au placement en détention provisoire d’un juge des Nations unies ainsi qu’avoir perquisitionné et fouillé son domicile1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 23 avril 2024 dans la cause Ayidin Sefa Akay c. Türkiye (2e section)..
Le requérant, né en 1950, a commencé à travailler comme conseiller juridique au Ministère des affaires étrangères de Turquie en 1987. Entre 1989 et 2012, il occupa un certain nombre de postes, notamment à la mission permanente de Turquie auprès des Nations unies ainsi qu’à la représentation permanente de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe, où il a représenté la Turquie devant la Cour. Entre 2012 et 2014, il a été ambassadeur de la Turquie au Burkina Faso et a pris sa retraite en 2015. Entre 2003 et 2012, il a été juge auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Le 20 décembre 2011, il a été élu par l’Assemblée générale des Nations unies juge auprès du Mécanisme international résiduel pour les tribunaux pénaux – l’instance qui a pris la suite des tribunaux pénaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie – pour un mandat de quatre ans à compter du 1er juillet 2012. Le 24 juin 2016, il a été reconduit dans ses fonctions pour un nouveau mandat de deux ans par le Secrétaire général des Nations unies. Le 25 juillet 2016, le président du Mécanisme l’a désigné pour faire partie d’un collège de cinq juges chargés de traiter d’une demande de révision d’un arrêt concernant un condamné rwandais.
Conformément à la procédure prévue pour le Mécanisme, le requérant travaillait sur ce dossier à distance, depuis son domicile à Istanbul. Dans le cadre de procédures ouvertes à la suite de la tentative de coup d’Etat du mois de juillet 2016, le requérant fut arrêté à son domicile le 21 septembre 2016 et sa demeure perquisitionnée. Il fut par la suite placé en détention provisoire, suspecté d’appartenance à une organisation terroriste en raison de l’utilisation d’une application (ByLock) et de la présence dans sa bibliothèque de 2000 livres de deux ouvrages rédigés par des dirigeants de l’organisation FETÖ/PDY. Tous les recours formés contre ces décisions ont été rejetés, malgré l’invocation de son immunité déduite de sa qualité de juge, y compris par les organes des Nations unies.
La CEDH rappelle que l’article 5 de la Convention prévoit que nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est dans un cas prévu par la Convention et selon la procédure prévue par la loi. Par loi, on entend certes le droit national, mais aussi d’autres normes juridiques applicables, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international. La Cour souligne aussi le rôle particulier du pouvoir judiciaire qui, en tant que garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, doit jouir de la confiance du public pour réussir à s’acquitter de ses fonctions. Elle observe aussi qu’un juge d’une juridiction internationale n’est pas un représentant d’un Etat membre auprès d’un organe de l’ONU, car cela serait incompatible avec l’indépendance même qui définit un juge et un pouvoir judiciaire, qu’il soit national ou international. L’interprétation des autorités turques, d’après laquelle l’immunité qui était conférée au requérant en sa qualité de juge international ne vaudrait pas à l’égard de son Etat national, n’était ainsi pas prévisible ni conforme aux exigences de sécurité juridique de l’article 5 de la Convention. De même, la perquisition et la fouille de sa demeure privée, qui lui servait de surcroît de bureau, constituaient une ingérence à sa vie privée et à son domicile injustifiée en raison de l’immunité dont il bénéficiait, violant ainsi l’article 8 de la Convention.
Cet arrêt est suivi d’une opinion séparée concordante du juge belge, qui relève l’importance de la protection de l’indépendance des juges, nationaux ou internationaux, et le respect de leur immunité. L’indépendance exige que les juges internationaux, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, restent libres de toute autorité, influence ou pression extérieures, y compris de l’Etat dont ils ont la nationalité ou dans lequel ils résident. Il ne s’agit pas simplement d’un privilège pour les juges eux-mêmes, mais d’un outil essentiel pour faire respecter l’Etat de droit et assurer le bon fonctionnement de la justice internationale.
Après la reddition de l’arrêt Aînées pour la protection du climat2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 avril 2024 dans la cause Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autre c. Suisse (Grande Chambre)., des critiques très virulentes ont été émises à l’encontre de la CEDH, en particulier contre le juge d’origine suisse. Cet arrêt vient rappeler, à juste titre, la nécessité de l’indépendance de la justice.
Notes