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Le Sud global doit-il décroître aussi?

Face à une «croissance verte» en perte de crédit, la décroissance tend à s’imposer comme la voie à suivre pour éviter la ruine de l’environnement. Mais ce concept venu du Nord s’applique-t-il aux Sud? Inciter ces pays à décroître, est-ce néocolonial? Et si seul le Nord doit décroître, quelles conséquences pour les Sud? Deux économistes ont scruté la question.
Le Sud global doit-il décroître aussi?
«L’interdépendance entre le Nord et le Sud constitue un dilemme pour la décroissance.»; Mobilisation pour le climat, Lausanne, 2021. KEYSTONE
Économie

Le constat est sans appel: les activités humaines sont la principale cause du réchauffement climatique mais aussi d’autres crises environnementales, telles que l’aggravation de la perte de biodiversité. Cependant, la question sur les mesures à prendre pour faire face à ces crises reste elle sujet à débat. Dans les milieux politiques, la solution la plus promue demeure celle la «croissance verte», qui consiste à rendre les activités économiques respectueuses de l’environnement. Mais l’idée de croissance verte n’implique pas de réduire les activités économiques pour éviter la destruction de l’environnement. Bien au contraire, les économies du monde entier y sont encouragées à poursuivre leur croissance. Les détracteurs du concept de croissance verte soulignent dès lors le succès limité de cette approche, en convoquant pour cela l’évolution de la lutte contre le changement climatique et la perte de biodiversité, ces dernières décennies.

Malgré les efforts déployés depuis les années 1970 en matière de politique climatique mondiale, les émissions continuent d’augmenter de manière exponentielle: comme le montre le Rapport sur les inégalités dans le monde, près de la moitié des émissions historiques ont été émises après 1990. Il semble ainsi que le statu quo actuel, fait de petits changements politiques, d’innovations technologiques ou de modifications du comportement humain ne suffit pas à empêcher la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité. Partant de ce constat, le concept de «décroissance» s’impose de plus en plus comme une alternative à la croissance verte, car il constitue une critique plus radicale du paradigme actuel.

La décroissance est un discours académique et un mouvement militant qui a émergé à la fin des années 2000 en Europe, en particulier en France, conceptualisé par des penseurs comme André Gorz et Serge Latouche, avant d’être popularisé dans le monde anglo-saxon par des chercheurs comme Tim Jackson. Ces partisans de la décroissance affirment que l’incapacité à lutter efficacement contre la destruction de l’environnement s’explique en grande partie par le modèle économique mondial actuel, centré sur la croissance économique et le profit. Car ce n’est pas la seule activité «humaine» qui a provoqué le réchauffement de la planète, mais surtout l’activité économique promue par les pays du Nord depuis la révolution industrielle. A l’origine, cette critique de la croissance n’était pas toujours liée aux enjeux écologiques. Le mouvement de la décroissance est plutôt né d’une critique du mode de vie occidental, de ses récits de progrès et de développement, et si le volet écologique de cette critique de la croissance a pris de l’ampleur ces dernières années, elle n’était au départ qu’un des nombreux piliers de la critique de la décroissance.

Aujourd’hui, la majorité des spécialistes de la décroissance affirment que, puisque les pays du Nord sont responsables de la plupart des dégâts environnementaux sur notre planète, ce sont principalement ces pays qui devraient réduire leur activité économique pour éviter une catastrophe écologique. Mais qu’en est-il des pays du Sud? La décroissance s’applique-t-elle aussi à eux? Doivent-ils également «décroître»? Mais est-ce que cela n’impliquerait pas, alors, une démarche néo-coloniale, où les pays du Nord définissent à nouveau l’ordre du jour du développement mondial? D’autant plus que certains pays plus pauvres pourraient avoir besoin de croître pour lutter contre la pauvreté. Et si la décroissance ne s’appliquait dès lors qu’au Nord, n’impacterait-elle pas quand même le Sud? Et ces effets seraient-ils bons ou mauvais pour les habitants des pays les plus pauvres?

Voulant trouver des réponses à ces questions, nous avons passé en revue la littérature académique sur la décroissance. En partant d’environ 1000 publications sur la décroissance, nous avons abouti à un ensemble de 52 publications qui évoquaient tout à la fois la décroissance et le Sud global. Ironiquement, la majorité d’entre elles était rédigée par des chercheurs du Nord. Une lecture attentive de ces publications a révélé l’existence d’une série de réponses nuancées, que l’on peut grosso modo diviser en deux positions: celles qui soulignent les «défis» qu’il y a à allier les appels à la décroissance et les préoccupations du Sud global, et celles qui en présentent les synergies.

En synergie avec les Sud

Lorsqu’on se penche, d’abord, sur les défenseurs de la décroissance partisans d’une synergie avec les enjeux des Sud, on retrouve trois arguments principaux: la décroissance serait inspirée par des penseurs du Sud; la décroissance permettrait d’achever la décolonisation des Sud; enfin, la dépendance à l’égard de la croissance serait tout aussi problématique dans les Nord et dans les Sud.

 Les mouvements du Sud comme source d’inspiration. Les partisans de la décroissance soulignent souvent que nombre de leurs idées originelles ne proviennent pas des universitaires occidentaux qui ont inventé le terme «décroissance», mais plutôt de voix autochtones, d’universitaires et de mouvements d’activistes des Sud. Sont par exemple cités par l’anthropologue Jason Hickel, le philosophe et historien d’origine sri-lankaise Ananda Coomaraswamy, le poète, philosophe et réformateur social bengali Rabindranath Tagore ou les économistes indiens Radhakamal Mukerjee et J.C. Kumarappa. Bien que ces penseurs n’utilisent pas le terme «décroissance», mais se réfèrent plus fréquemment à des concepts tels que le Sumak kawsay («ou Buen Vivir») latino-américain ou l’Ubuntu africain, leurs idées ont été une source d’inspiration essentielle pour le développement du discours sur la décroissance dans les pays du Nord. C’est cet argument qui est de loin le plus souvent avancé dans la littérature sur la décroissance et le Sud.

 La décroissance au Nord pour décoloniser le Sud. Au-delà des similitudes au niveau conceptuel, la décroissance pourrait également fournir une occasion concrète de briser la division inégale du travail à l’échelle mondiale. Dimension visible notamment par l’extraction des ressources, principalement effectuée dans le Sud et souvent associée à des coûts sociaux et écologiques considérables. Ces matières premières sont ensuite exportées vers le Nord, où elles sont transformées en biens de consommation et souvent revendues au Sud. Cependant, la plupart des bénéfices économiques restent dans les pays déjà riches du Nord. L’argument selon lequel le Nord devrait dès lors «payer pour l’exploitation coloniale passée et présente dans le Sud», pour emprunter les mots du chercheur en écologie politique Federico Demaria et de ses coauteurs, est au cœur de ce cadrage très typique du discours contemporain sur la décroissance.

• Une dépendance à la croissance problématique partout. Enfin, plusieurs chercheurs affirment qu’il n’est jamais bon pour un pays de dépendre de la croissance économique pour assurer sa stabilité sociétale, et ce qu’il soit du Nord ou du Sud. Ils soulignent qu’à elle seule, la croissance ne permet pas de sortir de la pauvreté: la distribution des richesses et les institutions sont tout aussi importantes, si ce n’est plus. Si la décroissance est comprise comme un appel à rendre les économies plus indépendantes de la croissance, c’est-à-dire à rendre les prestations sociales et le bien-être des personnes moins dépendants d’une économie en expansion constante, alors la décroissance dans ce sens pourrait s’appliquer à la fois au Nord et au Sud, «en empêchant les pays du Sud d’être piégés dans l’impasse» à laquelle les économies de croissance conduiraient selon Serge Latouche.

Au défi des intérêts du Sud

Si environ deux tiers des articles sur la décroissance et le Sud global suivent la vision d’une synergie entre décroissance des Nord et intérêts des Sud, d’autres chercheurs évoquent eux les défis qu’il y a à lier les deux.

• Un concept inadapté aux Sud. Certains soulignent par exemple que le cadrage et l’orientation théorique de la décroissance appliqués aux Sud ne sont tout simplement pas très attrayants pour ses habitants des pays du Sud. S’appuyant sur des entretiens avec des universitaires et des activistes du Sud, ces sources affirment que le langage de la décroissance est souvent exclusivement axé sur le contexte du Nord, que ses débats sont trop détachés des luttes concrètes auxquelles les gens sont confrontés dans le Sud, et que le cadre général est trop eurocentré. Ainsi, même si les mouvements et les universitaires du Sud sont d’accord avec certaines idées de la décroissance, ils ne veulent pas utiliser son langage. En d’autres termes, le Nord pourrait continuer à apprendre du Sud, mais le Sud a très peu à apprendre de la décroissance en tant que concept, et plutôt que de se présenter comme une alliance naturelle, les chercheurs du Nord et du Sud devraient «renforcer les synergies potentielles, par une reconnaissance affirmée des barrières», soulignent par exemple l’économiste Beatriz Rodríguez Labajos et ses coauteurs.

• Le danger d’un projet néocolonial. De même, si la décroissance, en tant que concept occidental, était imposée au Sud comme un concept pour tous, il s’agirait dès lors d’un projet néocolonial. En outre, les critiques affirment que dans le système économique mondial actuel, la décroissance dans les pays du Sud signifierait que ces pays seraient privés de la voie vers la prospérité que les pays du Nord ont empruntée, souvent sur le dos de ces pays plus pauvres. De fait, le discours de la décroissance ne prête pas assez attention aux racines coloniales du développement, et ce manque d’attention à l’histoire coloniale représente un défi pour ce mouvement, surtout s’il se revendique comme un projet décolonial.

• Le problème des dépendances mondiales. Enfin, il existe des dépendances globales qui provoqueraient des défis pour le Sud si le Nord mettait en œuvre des politiques de décroissance. Ce défi, contrairement aux deux autres, est plus matériel que conceptuel: un nombre important d’individus dans le Sud dépendent d’activités économiques liées aux exportations dans le Nord. Une réduction de ces activités dans le Nord pourrait dès lors, au moins à court terme, avoir des effets néfastes sur les populations du Sud. Une baisse significative de la demande dans le Nord aurait des répercussions négatives sur de nombreux habitants du Sud, qui tirent leurs revenus de la vente de produits aux clients aisés du Nord.

Un dilemme fondamental

Ce dernier point, l’interdépendance entre le Nord et le Sud, constitue un dilemme pour la décroissance, car il peut à la fois être perçu comme une motivation et un obstacle. Pour ses partisans, la solution à ce dilemme ne peut être l’abandon de l’idée de décroissance dans le Nord. Comme ils le soulignent, il est cynique de justifier des schémas d’exploitation par l’argument selon lequel l’arrêt de l’exploitation aggraverait encore la situation des exploités. Mais en même temps, ils doivent reconnaître que des réformes institutionnelles non négligeables des systèmes internationaux de commerce, de finance, de politique et de droit sont nécessaires si l’on veut éviter des conséquences indésirables pour les populations du Sud.

Toutefois, le mouvement de la décroissance n’a pas encore discuté concrètement de la forme que pourraient prendre ces réformes institutionnelles mondiales. C’est donc l’un des travaux les plus importants pour les spécialistes de la décroissance que de faire avancer ces débats et formuler des suggestions viables sur la manière d’aborder efficacement le problème des dépendances structurelles mondiales et de concrétiser la promesse d’un changement radical de système pour le bien de tous sur la planète.

* Respectivement professeur junior d’économie pluraliste, Europa-Universität Flensburg (Allemagne), et doctorante en économie, New School for Social Research, New York.

Paru sous le titre «Quelle place pour le Sud global dans la décroissance?», theconversation.com/fr

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