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Que doit-on enseigner?

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

En sociologie de l’éducation, les travaux portant sur les «théories du curriculum» sont peu développés dans le monde francophone, en regard du monde lusophone.

Que sont les théories du curriculum? Le «curriculum» est une notion relativement large qui désigne à la fois les contenus d’enseignement, les manières d’enseigner et d’évaluer.

On parle ainsi du «curriculum prescrit» en ce qui concerne les programmes officiels des institutions scolaires. Ce dernier est souvent distingué du «curriculum réel», qui est ce que les enseignant·es effectuent réellement dans leurs classes et du «curriculum appris» qui désigne ce que les élèves ont réellement appris à la fin du processus.

Aux Etats-Unis, l’«éducation critique aux médias» s’intéresse au «curriculum caché» que développent les médias. Il s’agit alors de se demander dans quelle mesure les médias reproduisent une vision classiste, genrée, hétéronormative et ethnoracialisée de la réalité. Les anthropologues de l’éducation parlent également de «curriculum informel» pour désigner des savoirs que nous acquérons dans la vie de tous les jours.

Une histoire par paliers. Dans son ouvrage Introduction aux théories du curriculum (1999), le chercheur brésilien Tomaz Tadeu distingue plusieurs phases dans l’histoire de ces notions. Il rappelle comment, dans les Etats-Unis des années 1920, le chercheur Franklin Bobbitt décide d’appliquer «Taylor à l’école».

A partir des années 1970, un certain nombre de chercheurs inspirés par le marxisme, tels que Michael Apple ou encore Henry Giroux, développent une «théorie critique du curriculum».

Michael Apple, à travers entre autres l’étude des manuels scolaires, met en lumière comment les curricula scolaires reproduisent une idéologie de classe sociale. Il intègre dans un second temps à sa critique les questions de genre et de race.

De son côté, Henry Giroux met en lumière, en s’appuyant sur les théories de l’Ecole de Francfort, la montée d’une rationalité technicienne au sein du système américain dont le symbole est le recours aux tests standardisés.

Dans les années 1990, on peut distinguer l’émergence de plusieurs autres théories du curriculum: les théories multiculturalistes, post-structuralistes et post-modernes. Les théories post-modernes tendent à remettre en cause la place trop grande accordée aux conceptions universalistes et rationalistes de la culture.

Les théories multiculturalistes, pour leur part, souhaitent accorder plus de place dans les contenus aux productions des minorités ethnico-culturelles ou de genre.

Cette question a donné lieu à une vive opposition entre les tenants d’une conception conservatrice du curriculum centré sur l’étude des œuvres classiques et des contenus traditionnels et les tenants de contenus plus ouverts aux auteures femmes et du Sud global, ou encore à l’étude des productions des industries culturelles. C’est en particulier dans les départements universitaires de littérature que les débats ont été les plus vifs.

Les théories curriculaires aujourd’hui. Les recherches actuelles autour des théories curriculaires peuvent être influencées par les travaux sur la justice cognitive, les épistémicides1>Destruction totale ou partielle des systèmes de connaissances de populations et/ou de communautés (wikipédia), ndlr. (Boaventura de Sousa Santos).

Certains chercheurs appellent à décoloniser les curricula. Cela peut prendre diverses formes, comme décoloniser les curricula des enseignements de populations autochtones en Amérique latine ou au Canada par exemple, ou encore porter sur la vision de l’histoire coloniale et de l’immigration post-coloniale dans les programmes et leur mise en œuvre.

Le chercheur catalan Jurjo Torres Santomé a pour sa part mis en lumière l’idée d’une «justice curriculaire», qui vise à valoriser des groupes sociaux invisibilisés. De son côté, le chercheur Joao Paraskeva a mis en avant les formes d’épistémicides à l’œuvre dans les curricula.

Notes[+]

* Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, http://iresmo.jimdo.com/

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