«En jeu, la séparation des pouvoirs»
Du 4 au 6 mars s’est tenu à Genève le procès en appel1>Cf. Le Courrier des 5, 6, 7 mars. de l’incendie du foyer pour requérants d’asile des Tattes. Où il a été à nouveau question des responsabilités ayant conduit à la tragédie de novembre 2014 qui avait fait un mort et une quinzaine de blessés. Et où les débats se sont «focalisés sur les manquements» de l’ancien coordinateur incendie de l’Hospice général, acquitté en première instance. Dans un entretien avec le collectif Solidarité Tattes, Me Laïla Batou, qui représente cinq des résidents sinistrés, évoque le double enjeu – «humanitaire» et «démocratique» – de ce procès hautement symbolique; et retrace aussi le long processus qui a permis «d’amener le fonctionnaire en charge de la sécurité du foyer sur le banc des accusés». Quant à l’issue, l’avocate envisage difficilement, à partir des faits «tels qu’ils se sont réellement produits», d’autre conclusion à cette affaire que celle «d’admettre que l’Etat a fauté». Le verdict fera l’objet d’une audience publique. (réd)
Solidarité Tattes: Le 6 mars se terminait le procès des responsables de l’incendie du foyer des Tattes devant la Cour d’appel. Pourquoi s’agit-il d’une affaire d’intérêt public?
Me Laïla Batou: Il y a un enjeu humanitaire, car elle interpelle sur la façon dont Genève traite les personnes les plus vulnérables; mais aussi un enjeu démocratique, dans le fait que l’Etat se retrouve à juger l’un de ses agents. Cette procédure met en jeu la séparation des pouvoirs.
Dix ans après les faits, est-ce que la situation n’est pas complètement embourbée?
Pas du point de vue de la procédure. Au contraire, on commence enfin à y voir plus clair dans le déroulement des faits et les responsabilités qu’ils révèlent. Il a été difficile d’amener le fonctionnaire en charge de la sécurité du foyer [ci-après: le coordinateur incendie] sur le banc des accusés. Mais c’est sur ses manquements que se sont focalisés les débats d’appel.
Pourquoi n’était-il pas en cause depuis le début?
Au lendemain du drame, tout le monde est tombé sur les occupants de la chambre qui a pris feu. C’étaient les coupables idéaux: l’un et l’autre avaient des petits casiers judiciaires, ils étaient ivres au moment des faits et avaient cuisiné et fumé dans une chambre, alors que c’était interdit par le règlement du foyer. Et pourtant, on pouvait légitimement s’étonner qu’un départ de feu puisse avoir de telles conséquences: deux asphyxies dont une mortelle, et une quarantaine de défenestrations… N’y avait-il pas un problème plus structurel? La procureure Viollier, alors en charge du dossier, a accepté de se poser la question.
Deux explications se sont alors affrontées: la nôtre, qui mettait en cause la sécurité du foyer, et celle du responsable de cette sécurité, pour qui les victimes avaient cédé à la panique pour des raisons «culturelles». Rapidement, nous sommes parvenus à montrer que les agents de sécurité présents sur le site s’étaient comportés de façon complètement erratique, et que c’est ce qui avait donné cette ampleur au drame. Il a fallu plus de temps pour faire entendre que ces agents n’avaient peut-être pas été correctement instruits et formés, ce qui était de la responsabilité du coordinateur incendie.
Quelles ont été les étapes de cette prise de conscience?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, après quatre incendies dévastateurs sur le site dont il était responsable, le coordinateur incendie a d’abord été entendu comme témoin par le Ministère public. La procureure Viollier a toutefois décidé de faire expertiser le bâtiment, et elle a eu le bon sens de confier cette tâche à des experts non genevois. L’expertise, livrée en 2017, arrivait à la conclusion que, vu son utilisation, notamment son extrême densité de peuplement, le bâtiment était si dangereux que se posait la question de sa fermeture immédiate!
La responsabilité du coordinateur incendie ne pouvait plus être écartée d’un revers de main. Il a donc été réentendu en procédure, non plus en qualité de témoin cette fois-ci, mais en qualité de «personne appelée à donner des renseignements», soit un possible futur prévenu. Les déclarations qu’il a faites à ce moment-là étaient particulièrement accablantes pour lui: il en ressortait que les procédures qu’il avait mises en place pour gérer l’apparition d’un sinistre étaient extrêmement confuses, même à ses propres yeux.
Il a donc été mis en prévention?
Pas du tout. Malgré les conclusions de l’expertise et malgré ses déclarations complètement aberrantes, la nouvelle procureure en charge du dossier l’a tout simplement sorti de la procédure. Elle a renvoyé en jugement les deux occupants de la chambre d’où était parti le feu et deux agents de sécurité qui avaient eu le réflexe d’éteindre le feu avant d’évacuer le bâtiment.
Nous avons dû saisir l’autorité de recours pour forcer la procureure à mettre en accusation le coordinateur incendie.
Ce n’était là qu’une étape. Car au procès de première instance, la procureure a pour ainsi dire plaidé son acquittement dans son réquisitoire, ce qui est pour le moins inhabituel. Plus inhabituel encore: l’un des plaignants, soit l’Hospice général lui-même, présent au procès pour demander l’indemnisation de son dommage matériel, a lui aussi plaidé en faveur de ce prévenu – qui n’était autre que son propre agent!
Alors, le résultat des courses?
Le juge ne s’est pas senti contraint d’examiner sérieusement la violation, par le coordinateur, de son devoir de diligence. Il n’a pas daigné constater que les mesures prises par le coordinateur sur ce site à hauts risques étaient gravement insuffisantes, voire qu’elles avaient accru le danger pour les résidents. Le juge n’a pas non plus tenu compte de la désinvolture que trahissaient les déclarations confuses et contradictoires du coordinateur tout au long de la procédure.
C’est ainsi qu’il a condamné les deux agents de sécurité qui avaient privilégié l’extinction sur le sauvetage, et le résident de la chambre d’où le feu est parti. Il a en revanche été contraint d’acquitter l’autre résident accusé, qui n’avait fait que passer la soirée dans la chambre qui a brûlé.
Pourquoi dites-vous que les mesures prises par le coordinateur ont accru le danger pour les résidents?
Pour prévenir le risque incendie, il y a trois axes d’intervention: le constructif, le technique et l’organisationnel.
S’agissant du constructif, le coordinateur a fait installer des portes coupe-feu en métal qui, en cas d’incendie, ne peuvent plus s’ouvrir sans clé dans le sens de l’entrée, même avec des outils de force. Or, il a omis d’équiper ces portes de serrures SI.
S’agissant du technique, il a fait installer une centrale de détection d’incendie, mais cette dernière n’était pas, ou pas encore, raccordée au SIS [Service d’incendie et de secours]. Autrement dit, pour être alertés, et ensuite pour accéder au bâtiment, les pompiers dépendaient de «quelqu’un» sur le site.
C’est une situation assez dangereuse. En tous cas, cela suppose que ce «quelqu’un» soit défini avec précision, qu’il sache exactement ce qu’il doit faire et qu’il développe des réflexes: c’est l’axe organisationnel.
Or, les agents de sécurité présents sur le site pensaient tous que la centrale de détection avertissait directement les pompiers! Ils ignoraient aussi que les pompiers n’avaient pas de clés permettant d’accéder aux étages.
Mais cela n’explique pas pourquoi les résidents se sont défenestrés…
Les agents de sécurité ont manifestement paniqué à la vue du feu. Ils ont cherché à l’éteindre avant que les pompiers aient été alertés et avant d’évacuer le bâtiment, et pour cela ils ont ouvert la chambre en feu. La fumée a envahi le chemin de fuite, bloquant les résidents encore endormis dans leurs chambres. La plupart ont été réveillés en sursaut alors que le bâtiment était déjà sens dessus dessous. Personne n’avait jamais pris la peine de leur dire ce qu’il fallait faire en cas de feu, ni même de leur fournir le numéro de téléphone des pompiers. Personne n’était là pour leur dire quoi faire, et ils n’avaient aucune instruction à remobiliser pour calmer la panique.
Le coordinateur incendie pouvait-il s’attendre à un tel mouvement de panique?
Evidemment. D’abord, parce que les risques liés à la panique en cas d’incendie sont notoires, ce qu’il savait en tant qu’expert. Ensuite et surtout, parce que des personnes s’étaient déjà défenestrées lors de l’incendie de 2011, avec un bilan de treize blessés dont cinq graves.
Mais était-il vraiment en mesure de le prévenir?
Bien entendu. Il avait constaté depuis 2011 qu’il devait installer des consignes sur le comportement à adopter en cas d’incendie dans tous les bâtiments, et ne s’est jamais exécuté. De même, il connaissait depuis 2013 son obligation légale de procéder à deux exercices d’évacuation pour entraîner son personnel et les résidents. Non seulement il n’en a organisé qu’un seul, en avril 2014; mais en plus il en a exclu un bâtiment entier: celui des hommes célibataires en cours de procédure d’asile ou déboutés, dont il craignait qu’ils prennent d’assaut les bus TPG ou n’investissent le magasin Ikea situé à proximité. Le premier juge n’aurait jamais dû recevoir cet argument: le coordinateur n’est pas garant des intérêts d’Ikea ou des TPG, c’est à la police de s’en occuper. Lui, son travail, c’est de protéger la vie et la sécurité de tous les résidents du foyer, sans distinction de sexe ou de statut légal.
Et maintenant, que va-t-il se passer? Quels sont vos pronostics?
C’est un dossier sensible, et une page sombre de l’histoire de Genève, mais Genève peut faire mieux, si elle accepte de se remettre en question sur la base des faits tels qu’ils se sont réellement produits. Ce n’est pas facile, pour l’Etat, d’admettre que l’Etat a fauté, mais ce dossier ne permet pas vraiment de tirer une autre conclusion. Personnellement, je continue de croire à la séparation des pouvoirs.
Notes