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Ils veulent encore tuer Jaurès!

Nicolas Rousseau déplore le climat belliciste développé en Occident en vue de mettre un terme au conflit russo-ukrainien.
Ukraine

Leader charismatique, Jaurès fut assassiné en 1914 parce qu’il s’opposait à une guerre entre Français et Allemands. Aujourd’hui, il est à la mode de le célébrer, parfois sur les paroles de la chanson que Brel lui a consacrée. A voir les horribles massacres de 14-18 et leurs conséquences désastreuses, elles-mêmes à l’origine de la Seconde Guerre mondiale, la postérité ne peut qu’applaudir.

Et pourtant! A la suite des récents échecs ukrainiens face à la Russie montent de partout des appels au réarmement, à l’embrigadement des opinions en vue d’une nouvelle guerre. Même la Suisse s’y met! L’ancien ministre français Hubert Védrine dénonçait récemment ce bellicisme, qu’il attribuait à deux travers de la géostratégie, l’anachronisme et le moralisme.

Pas d’anachronisme! Nous ne sommes plus dans les années trente, ceux qui veulent aujourd’hui la paix ne sont pas des Munichois! Poutine n’a pas besoin de nouvel espace vital, le sien est déjà quasi trop grand, et même s’il nourrissait de vastes ambitions de conquêtes, la réalité l’en dissuaderait: il peine déjà à contrôler de larges régions de l’Ukraine, pourtant russophones, et occuper des pays européens encore plus hostiles demanderait le déploiement d’importants contingents militaires qu’il n’a pas. Sans compter ses difficultés économiques, avec des sanctions qui malgré tout le pénalisent. Quant à ceux des Occidentaux qui imaginent que leurs troupes pourraient un jour l’acculer dans son bunker du Kremlin, ils oublient qu’il détient l’arme nucléaire!

Pas de moralisme! Se proclamer les champions du bien, voilà qui ne convainc plus au-delà de l’Occident. Autant que la dictature poutinienne, nos démocraties ont souvent conduit des agressions: guerres coloniales, expéditions meurtrières en Extrême-Orient, en Irak, entre autres exemples. Et ce respect absolu de la légalité internationale qu’elles demandent à la Russie, elles oublient souvent de le rappeler à leurs alliés, la Turquie, les pétromonarchies du Golfe, sans parler aujourd’hui d’Israël. Bref, elles gagneraient à davantage d’humilité.

Et ne croyons pas qu’une Russie plus démocratique en rabattrait sur sa sécurité. L’opposant Navalny n’avait pas condamné l’annexion de la Crimée, le candidat débouté aux prochaines présidentielles Nadejdine demande la fin des combats en Ukraine, mais pas un retrait des territoires occupés. Adulé par l’Occident, Boris Eltsine n’en avait pas moins critiqué l’avancée de l’OTAN vers ses frontières.

Instrumentaliser l’histoire et se draper de morale, voilà qui empêche d’envisager les moindres perspectives de paix, pourtant plus urgentes que jamais, étant donné l’impasse où se trouvent les protagonistes du conflit, avec en plus des postures militaro-nationalistes qui prospèrent de part et d’autre. A défaut, nous risquons d’entrer dans une stratégie guerrière secrétant sa propre logique, dans un engrenage semblable à celui de 1914. Certains Occidentaux affirment même qu’en cas de revers ukrainiens persistants, la seule solution sera d’envoyer l’OTAN à la rescousse. Conflit mondial programmé!

Que ces bellicistes de salon se rappellent les énormes souffrances et destructions que les deux guerres mondiales ont engendrées; avec en plus désormais le spectre de l’arme atomique. Ou qu’ils disent clairement à leurs compatriotes qu’il faut attaquer la Russie, qu’ils acceptent de s’impliquer eux-mêmes dans le conflit! A moins qu’ils se contentent d’une simple diplomatie de la canonnière, laquelle se sert des autres comme chair à canon; comme Macron, qui n’exclut plus l’envoi de troupes européennes, mais qui sait la France protégée par la dissuasion nucléaire…

Et voilà que derrière ce chœur militariste se rangent des candidats socialistes aux élections européennes: leur programme, une conversion à l’économie de guerre. Passent au second plan la recherche d’un dialogue avec le Sud global, la lutte contre les inégalités et le réchauffement climatique, le financement accru de la recherche, de la santé, de l’éducation. Ils oublient ici que les pays ne travaillant qu’à une paix «armée» ont rarement su s’assurer longtemps la paix; ils oublient encore que, dans une économie mondialisée, réaffecter l’appareil productif aux seuls armements nous rendra plus vulnérables à la concurrence, car, dieu merci, le monde ne peut pas vivre que de canons et d’obus. Bref, bruits de bottes et désastres sociaux en perspective!

Jaurès doit se retourner dans sa tombe!

Nicolas Rousseau est une essayiste et écrivain de Boudry (NE).

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