Contrechamp

Sortie diplomatique toujours possible

Dans une interview à Truthout, Noam Chomsky réitère sa condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine et suggère que la situation sur les pourparlers de paix rappelle inévitablement le «piège afghan». L’intellectuel évoque aussi la forme exceptionnelle de censure en cours aux Etats-Unis, à travers le bannissement systématique d’idées impopulaires sur le conflit.
Sortie diplomatique toujours possible
Des passantes observent des véhicules militaires russes détruits exposés dans le centre-ville de Kiev, en Ukraine, fin juillet 2022. KEYSTONE
Ukraine

La guerre en Ukraine se poursuit sans relâche, sans aucun signe visible d’une conclusion à cette tragédie. La guerre a révélé des faiblesses dans les forces armées russes, tandis que la résistance ukrainienne a surpris les experts militaires. En attendant, il est plus qu’évident que les Etats-Unis mènent une guerre «par procuration» en Ukraine, comme le souligne Noam Chomsky dans l’interview exclusive pour Truthout, ce qui rend extrêmement difficile pour les planificateurs militaires russes de faire des avancées majeures. Dès le premier jour, l’intellectuel étasunien s’est imposé comme l’une des voix les plus importantes sur la guerre en Ukraine, condamnant l’invasion russe comme une agression criminelle, tout en analysant le contexte politique et historique entourant la décision de Poutine de lancer une attaque contre un pays voisin. Entretien.

C.J. Polychroniou: Six mois se sont écoulés depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais la fin de la guerre n’est pas en vue. La stratégie de Poutine s’est retournée contre lui de manière considérable: non seulement elle n’a pas réussi à faire tomber Kiev, mais elle a également ravivé l’alliance occidentale tandis que la Finlande et la Suède ont mis fin à des décennies de neutralité en rejoignant l’OTAN. La guerre a également provoqué une crise humanitaire massive, fait grimper les prix de l’énergie et fait de la Russie un Etat paria. Dès le premier jour, vous avez décrit l’invasion comme un acte d’agression criminel, l’avez comparée à l’invasion étasunienne de l’Irak et à l’invasion hitléro-stalinienne de la Pologne, malgré le fait que la Russie se sentait menacée par l’expansion de l’OTAN vers l’est. Pensez-vous que Poutine aurait eu des doutes sur une invasion s’il avait su que son aventure militaire se terminerait par une guerre prolongée?

Noam Chomsky: Je suppose que les services de renseignement russes étaient d’accord avec les attentes annoncées du gouvernement américain selon lesquelles la conquête de Kiev et l’installation d’un gouvernement fantoche seraient une tâche facile, et non la débâcle qu’elle s’est avérée être. J’imagine que si Poutine avait eu de meilleures informations sur la volonté et la capacité de résistance de l’Ukraine et sur l’incompétence de l’armée russe, ses plans auraient été différents. Peut-être aurait-il essayé d’établir un contrôle plus ferme sur la Crimée et le passage vers la Russie, et de prendre le contrôle de la région du Donbass. Comme c’est le cas actuellement.

Bénéficiant de meilleurs renseignements, Poutine aurait peut-être eu la sagesse de répondre sérieusement aux timides initiatives de Macron pour un règlement négocié qui aurait évité la guerre, et il aurait même pu procéder à un accommodement Europe-Russie dans le sens des propositions de De Gaulle et Gorbatchev. Tout ce que nous savons, c’est que ces initiatives ont été rejetées avec mépris, à grands frais, notamment pour la Russie.

Que la Russie se sente menacée par l’expansion de l’OTAN à l’est, en violation des promesses fermes et sans ambiguïté faites à Gorbatchev, a été souligné par pratiquement tous les diplomates étasuniens de haut niveau connaissant la Russie depuis trente ans, bien avant Poutine. En 2008, lorsque Bush II a imprudemment invité l’Ukraine à rejoindre l’OTAN, son ambassadeur en Russie, William Burns, a averti que l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est était «au mieux prématurée, au pire une provocation inutile». Et que si l’expansion devait atteindre l’Ukraine, Burns a ajouté qu’«il ne faisait aucun doute que Poutine riposterait durement.»

Les avertissements de sources gouvernementales informées étaient fermes et explicites. Ils ont été rejetés par Washington par tous les présidents depuis Bill Clinton. L’un des hauts responsables du Département d’Etat du président Biden a récemment reconnu que «les Etats-Unis n’ont fait aucun effort pour répondre à l’une des principales préoccupations de sécurité de Vladimir Poutine – la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN».

Bref, les provocations se sont poursuivies jusqu’à la dernière minute. Elles ne se sont pas limitées à saper les négociations, mais ont inclus l’élargissement du projet d’intégration de l’Ukraine dans le commandement militaire de l’OTAN, la transformant en un membre de facto de l’OTAN. Notez que la provocation peut aider à expliquer un crime, mais qu’elle ne le justifie pas.

La majeure partie du monde continue de se tenir à l’écart, condamnant l’agression mais maintenant des relations normales avec la Russie, tout comme les critiques occidentaux de l’invasion américano-britannique de l’Irak ont maintenu des relations normales avec les agresseurs. On ridiculise également les proclamations pieuses sur les droits de l’homme, la démocratie et le «caractère sacré des frontières» émises par les champions du monde de la violence et de la subversion – des questions que les pays du Sud connaissent bien à travers une vaste expérience.

La Russie affirme que les Etats-Unis sont directement impliqués dans la guerre en Ukraine. Les Etats-Unis mènent-ils une «guerre par procuration» en Ukraine?

Que les Etats-Unis soient fortement impliqués dans la guerre, et avec fierté, n’est pas en cause. Qu’ils mènent une guerre par procuration est un point de vue largement répandu en dehors du domaine Europe-anglosphère. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. La politique officielle des Etats-Unis, ouverte et publique, est que la guerre doit continuer jusqu’à ce que la Russie soit si gravement affaiblie qu’elle ne puisse plus entreprendre d’agression. Cette politique est justifiée par des proclamations exaltées sur une lutte cosmique de la démocratie, la liberté et toutes les bonnes choses contre le mal ultime axé sur la conquête mondiale.

Bien qu’il y ait de longues discussions sur la manière combattre plus efficacement l’agression russe, on ne trouve guère de mots sur la manière de mettre fin aux horreurs – qui vont bien au-delà de l’Ukraine. Ceux qui osent soulever la question sont généralement vilipendés, même des personnalités aussi vénérées qu’Henry Kissinger.

Comme on pouvait s’y attendre, l’invasion a également conduit à une guerre de propagande prolongée de la part de toutes les parties impliquées. Vous avez dit récemment qu’avec l’interdiction de RT et d’autres médias russes, les Etasuniens ont moins accès à l’adversaire officiel que les Soviétiques dans les années 1970.

Du côté russe, la guerre de propagande intérieure est extrême. Du côté étasunien, bien qu’il n’y ait pas d’interdiction officielle, il est difficile de nier l’observation suivante: «Les Etats-Unis ne se contentent pas d’insister sur leur interprétation des événements; les Etats-Unis se livrent également à une diabolisation à grande échelle de la Russie en tant qu’Etat, société et culture. Le biais est extraordinaire.»

La censure littérale aux Etats-Unis et dans d’autres sociétés occidentales est rare. Mais comme l’écrivait George Orwell en 1945, dans les sociétés libres la censure est «en grande partie volontaire. Les idées impopulaires peuvent être réduites au silence et les faits gênants cachés sans qu’aucune interdiction officielle ne soit nécessaire» – généralement un moyen de contrôle de la pensée plus efficace que la force manifeste.

L’interdiction directe des publications d’adversaires – par exemple de sources russes comme RT – est non seulement illégitime mais aussi préjudiciable. Ainsi, il serait important que les Etasuniens sachent qu’immédiatement avant l’invasion, le ministre russe des Affaires étrangères soulignait que «la clé de tout est la garantie que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’est» jusqu’à l’Ukraine – la ligne rouge ferme depuis des décennies. S’il y avait eu le moindre souci d’éviter des crimes horribles et de passer à un monde meilleur, cela aurait pu être une ouverture à explorer.

Il en va de même pour les déclarations du gouvernement russe alors que l’invasion était déjà en cours; par exemple, la déclaration de Lavrov du 29 mai selon laquelle: «Nous avons des objectifs: démilitariser l’Ukraine (il ne devrait y avoir aucune arme menaçant la Russie sur son territoire); restaurer les droits du peuple russe conformément à la Constitution ukrainienne (le régime de Kiev l’a violée en adoptant des lois anti-russes) et aux conventions (auxquelles l’Ukraine participe); et de dénazifier l’Ukraine. La théorie et la pratique nazie et néonazie ont profondément imprégné la vie quotidienne en Ukraine et sont codifiées dans ses lois.»

Il pourrait être utile pour les Etasuniens d’avoir accès à de tels mots, du moins pour celles et ceux qui souhaitent mettre fin aux horreurs.

Les négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine stagnent depuis le début du printemps. Apparemment, la Russie veut imposer la paix selon ses propres termes, tandis que l’Ukraine semble avoir adopté la position selon laquelle il ne peut y avoir de négociations tant que les perspectives russes sur le champ de bataille ne s’assombrissent pas. Voyez-vous bientôt la fin de ce conflit? Négocier pour mettre fin à la guerre est-il un apaisement, comme le prétendent ceux qui s’opposent aux pourparlers de paix?

Il semble possible que les pourparlers pour mettre fin à la guerre reviennent à l’ordre du jour: une réunion entre l’Ukraine, la Turquie et l’ONU montre que Kiev pourrait être favorable à l’idée de discussions avec Moscou et que, compte tenu des avancées territoriales russes, il se peut que l’Ukraine ait adouci son opposition à l’idée d’une fin diplomatique de la guerre. Si tel est le cas, c’est à Poutine de montrer si son zèle avoué pour les négociations est vraiment un bluff ou s’il a quelque substance.

Ce qui se passe est obscur. Cela rappelle le «piège afghan», lorsque les Etats-Unis menaient une guerre par procuration avec la Russie «jusqu’au dernier Afghan». Finalement, l’ONU a réussi à organiser un retrait russe malgré les efforts étasuniens pour empêcher un règlement diplomatique.

Il ne fait aucun doute que la Russie veuille imposer la paix selon ses propres conditions. Il n’y a qu’un seul moyen de savoir si elle est sérieuse dans les négociations: essayer. Rien n’est perdu.

Pour ce que ça vaut, je respecte personnellement les propos de Jeremy Corbyn publiés au lendemain de l’ouverture de la conférence de guerre de Ramstein [en avril 2022], propos qui ont contribué à son quasi expulsion du Parti travailliste britannique: «Il doit y avoir un cessez-le-feu immédiat en Ukraine suivi d’un retrait des troupes et un accord entre la Russie et l’Ukraine sur les futurs arrangements de sécurité. Toutes les guerres se terminent par une sorte de négociation – alors pourquoi pas maintenant?»

Extraits de l’interview de Noam Chomsky par C.J. Polychroniou «Après six mois de guerre: un règlement diplomatique en Ukraine est toujours possible», Truthout, 24 août 2022, https://truthout.org/articles/chomsky-six-months-into-war-diplomatic-settlement-in-ukraine-is-still-possible/
Traduction de l’anglais US et arrangements: Alison Katz.
© Tous droits réservés: Truthout, Noam Chomsky et C.J. Polychroniou.

Opinions Contrechamp C.J. Polychroniou Ukraine

Connexion