L’intégration pour soigner la pénurie
Voilà plusieurs années que la presse se fait écho de l’inquiétude des milieux économiques quant à une pénurie de main-d’œuvre susceptible d’affecter le bien-être du pays. Le 5 janvier 2024, dans une longue interview au Temps, le directeur général de la société de placement Interiman a appelé le pays – et le monde politique – à «sortir du déni». Pour Robin Gordon, le problème n’est pas conjoncturel, mais démographique, structurel: la population vieillit, la natalité est insuffisante. Il insiste dès lors sur la nécessité d’innover. Parmi les solutions évoquées, l’emploi des retraité·es, des étudiant·es, le recrutement hors des frontières, avec comme exemple le Maroc ou la Tunisie… Pour lui, «il faut aller chercher la main-d’œuvre qui n’a pas été assez considérée». Or, dans sa liste des «possibles», il en manque un tout simple: les personnes réfugiées et issues de l’asile. Une population majoritairement jeune et désireuse de travailler, qui vit et a souvent été formée en Suisse.
On ne saurait lui reprocher cette omission. D’abord, parce qu’elle offre une accroche idéale à ce texte. Surtout, parce qu’elle est significative du non-pensé de la population réfugiée comme une opportunité, notamment économique, pour les entreprises. Le groupe Interiman est actif dans des domaines tels que l’hôtellerie-restauration, la santé, la construction et l’horlogerie. Soit un large spectre de l’économie concernée et susceptible d’employer ces réfugié·es.
Début janvier, un jeune Tibétain raconte avoir, avec son coach en insertion, envoyé aux mêmes entreprises son CV à double: l’un dissimulait son statut d’asile, l’autre le mentionnait. Titulaire d’un CFC en horlogerie, il avait auparavant postulé des centaines de fois en vain. Il vit en Suisse depuis dix ans avec une protection appelée «admission provisoire» ou permis F. Le matin même de sa postulation, il recevait trois offres d’entretien. Lorsqu’il a mentionné son statut au téléphone, il s’est vu opposer un refus. Ce n’étaient ni les compétences, ni les qualifications, ni le niveau de français qui étaient en cause: juste le type de permis.
Ce genre de témoignage est récurrent et n’est de loin pas circonscrit au secteur privé. Parfois, c’est une case à cocher dans un formulaire qui bloque, ne mentionnant pas le permis F. En cause généralement, une méconnaissance du cadre légal, qui a fortement évolué ces dernières années: réfugié·es et titulaires d’une admission provisoire sont employables dans tous les secteurs et les embaucher ne requiert désormais pas d’autre démarche administrative qu’un clic sur EasyGov.swiss.
Nombre de responsables des ressources humaines déduisent aussi très légitimement de l’appellation «provisoire» du permis F que les personnes n’ont pas vocation à rester durablement en Suisse. Or, un récent avis de droit (lire ci-dessous) souligne «qu’on ne saurait considérer que les personnes titulaires d’un permis F sont présentes sur le territoire suisse pour une brève période avec un risque de devoir partir du jour au lendemain. Au contraire, il est reconnu par le Tribunal administratif fédéral et par la Cour européenne des droits de l’homme que ces personnes jouissent d’un ‘statut de résident de facto’»
Evidemment, il existe des idées préconçues autour de l’expérience ou de qualifications des personnes issues de l’asile. Nos recherches montrent que les trois quarts ont plus de trois ans de pratique professionnelle et près des deux tiers ont terminé une formation post-obligatoire. Sans compter les parcours de vie, qui ont doté nombre de ces exilé·es de qualités qui ne se lisent pas dans le CV.
Les jeunes Suisses, «ça les intrigue de voir ces jeunes requérants d’asile qui sont motivés et qui réussissent. Et ça les motive aussi», relève Jacques Ecoffey, de la Fromagerie de Pringy (FR), qui a trouvé dans la population de l’asile une relève. Plus que des chiffres ou un plaidoyer, c’est en écoutant les professionnel·les qui ont choisi un jour de ne pas s’arrêter au statut d’asile que l’on réalise combien l’expérience peut être profitable: pour celles et ceux qui ne rêvent que de sortir de l’aide sociale et faire pleinement partie de la société, mais aussi pour l’entreprise et la collectivité.
L’obstacle à l’embauche des permis F ne tient pas
Avis de droit - Il y a parfois des injustices qui poussent à l’action. Etonné par le refus d’une institution parapublique genevoise d’embaucher une personne au seul motif que celle-ci soit titulaire d’un permis F (admission provisoire), l’Orchestre de Chambre de Genève (OCG) a mandaté une avocate spécialisée en droit du travail afin d’examiner cette décision sous l’angle juridique (lien ci-dessous). Membre de l’association Music Pass qui emploie des personnes sous statut F, l’OCG souhaitait vérifier si cette pratique était correcte. La conclusion de l’avis de droit est sans équivoque: «Un employeur public¹ qui refuserait l’embauche d’une personne en raison du fait qu’elle est titulaire d’un permis F, ou qui pratiquerait une politique d’embauche excluant ces personnes, violerait le principe d’égalité et serait l’auteur d’une discrimination prohibée par la Constitution fédérale et par la nouvelle Loi sur l’égalité et la lutte contre les discriminations (LED) genevoise.»
Dans le cas présent, ce qui a choqué le secrétaire général de l’OCG, c’est le fait que la discrimination ait été commise par un service étatique. Employée à 50% par l’association Music Pass, la personne concernée cherchait à compléter son revenu. «Elle fait tout juste et veut à tout prix devenir indépendante financièrement pour sortir de l’aide sociale et de l’Hospice général, condition sine qua non pour obtenir un permis B. Elle respecte donc l’injonction de l’Etat de s’intégrer. Pourtant, c’est ce même Etat qui lui refuse un emploi, prétextant que la procédure ne permet pas d’employer un permis F. C’est insensé!» s’anime le secrétaire général de l’OCG, Frédéric Steinbrüchel, encore indigné par ce qu’il considère comme une injustice et une absurdité. L’analyse juridique qui visait à «savoir si les employeurs publics et privés du canton peuvent refuser d’embaucher une personne en raison de son statut juridique d’établissement, plus précisément une personne titulaire d’un permis F provisoire», confirme à la fois la pratique d’embauche de l’association Music Pass, et son propre jugement.
Une analyse à portée nationale. Au-delà de sa conclusion, l’avis de droit a ceci d’intéressant qu’il ne s’appuie pas que sur la nouvelle LED du 23 mars 2023, ce qui aurait eu pour effet de le circonscrire au canton de Genève. Pour l’auteure de l’analyse, si l’on s’intéresse au caractère discriminatoire d’un refus d’embaucher une personne titulaire d’un permis F, ladite loi «n’a pas apporté de nouveauté par rapport au droit existant». En l’occurrence, les dispositions pertinentes découlent de l’art. 8 de la Constitution fédérale qui érige l’égalité devant la loi et interdit la discrimination.
«Le droit à l’égalité de traitement est un droit fondamental», rappelle l’avocate, et l’Etat a l’obligation de s’assurer que ceux-ci soient «réalisés dans l’ensemble de l’ordre juridique» par «quiconque assume une tâche de l’Etat», mais aussi «dans les relations qui relient les particuliers entre eux» (art. 35 Cst) En ce sens, «il n’est pas discutable que le fait, pour l’Etat, de discriminer une personne sur la base de son titre de séjour est une violation du droit fondamental à l’égalité de traitement». Se pose alors la question de savoir «s’il existe un motif légitime qui pourrait être invoqué par un employeur de droit public» pour restreindre ce droit fondamental, à savoir violer l’interdiction de discrimination en refusant d’embaucher un titulaire d’un permis F. C’est là que les choses deviennent intéressantes.
Des résidents de facto. Le premier motif légitime «qui vient à l’esprit est évidemment celui lié à l’autorisation de travail». Du fait que le droit au travail est garanti dans toute la Suisse pour les titulaires d’un permis F, l’argument ne tient pas. «Un autre motif pourrait être lié à la crainte que la personne titulaire d’un permis ne soit amenée à devoir subitement quitter le territoire suisse, puisque son titre de séjour porte le titre ‘admission provisoire’. […] Or, on l’a vu, la Cour européenne des droits de l’homme a récemment rappelé à la Suisse que l’adjectif ‘provisoire’ attaché au permis F ne reposait guère sur une réalité concrète, puisque les personnes qui en sont titulaires doivent être considérées comme des résidents de facto du pays, au vu du fait qu’elles y sont présentes le plus souvent pendant de nombreuses années. Ce motif ne pourrait donc pas non plus être invoqué par un employeur pour refuser l’embauche d’une personne titulaire d’un permis F, dont la présence en Suisse n’est en réalité pas moins permanente que celle d’une personne titulaire d’un permis B ou C.»
Cet argument n’est évidemment pas nouveau pour les institutions et les associations travaillant dans le domaine de l’insertion professionnelle, mais il est parfois bon de le voir écrit ainsi noir sur blanc. Comme l’est la conclusion de l’analyse sur un refus d’embauche d’une personne motivée par le statut, qui «constitue une discrimination interdite par l’art. 8 de la Constitution.»
Et la juriste de commenter par ailleurs: «Un tel refus relèverait aussi d’une attitude contradictoire de l’Etat, qui refuserait à une personne un emploi lui offrant une indépendance financière d’un côté, et de l’autre côté exigerait précisément cette indépendance financière pour accorder à cette personne son droit au regroupement familial et à un permis B.»
L’avis de droit s’intéresse aussi au secteur privé. Les acteurs subventionnés par l’Etat sont soumis au respect de cette interdiction de discrimination. Toutes les institutions culturelles, sportives, associatives ou autres, sous mandat public sont donc concernées.
Enfin, s’agissant des organismes privés ne recevant pas de subvention, il incombe cette fois-ci à l’Etat de mener des actions d’information et de sensibilisation à large échelle auprès de ces acteurs. Le principe de l’interdiction de discrimination relevant toutefois de la Constitution fédérale, il n’est pas exclu que ces acteurs puissent être poursuivis devant des tribunaux en cas de refus d’embauche pour le seul motif du statut de séjour, relève l’analyse juridique.
Pour la petite histoire, parallèlement à la démarche juridique, le secrétaire général de l’OCG a également contacté la hiérarchie du service parapublic concerné pour s’étonner qu’une «procédure» – réponse qui avait été faite à la personne concernée – puisse a priori exclure les titulaires du permis F. Cette dernière a finalement obtenu la reconsidération de sa postulation par l’institution en question, «confirmant de facto que le statut était bien le véritable obstacle», relève Frédéric Steinbrüchel. Fait piquant, cet acteur parapublic a récemment fait part d’une pénurie de main-d’œuvre…
L’avis de droit a été rendu fin novembre à l’OCG. Une cerise sur le gâteau à toute cette affaire, qui pose le cadre juridique de manière on ne peut plus claire, et qui plus est, sur l’ensemble de la Suisse. SMA
¹L’Etat, une autre entité de droit public ou une entreprise de droit public.
Paru dans Vivre Ensemble no196 de fév. 2024 (asile.ch) sous le titre original «Pénurie et main-d’œuvre réfugiée: une solution gagnante?» et dans le journal de la Fédération des entreprises romandes du 19.01.2024.