«Déguerpissements» et spéculation immobilière
On dirait Gaza. Mais il s’agit bel et bien de quartiers dits précaires d’Abidjan qui viennent d’être démolis à coups d’impressionnantes pelleteuses et autres bulldozers. Après leur passage, il ne reste que gravats et désolation, un peu comme à Gaza. Avec des habitants et des habitantes qui errent, désespéré·es, après avoir tout perdu. L’image d’écoliers, en uniforme, sac au dos, découvrant leur école anéantie, a fait le tour des réseaux sociaux, suscitant une vive émotion. Du côté des autorités, on fait valoir la protection, malgré elles, des populations qui s’installent et construisent leur logement dans des zones à risque au moment de la saison des pluies. Avec des glissements de terrain qui causent des décès chaque année dans la capitale économique de la Côte d’Ivoire.
Du côté des «déguerpi·es», c’est la colère. Contrairement à ce qu’affirment les autorités, ils et elles répètent qu’ils n’ont pas été avertis au préalable, qu’aucune alternative décente ne leur a été proposée. Et qu’ils et elles habitaient légalement dans leurs maisons «en dur», avec actes de propriété. Tout en rappelant les promesses d’aménagement qui leur avaient été faites pour favoriser l’accès à l’eau, l’électricité, la gestion des eaux usées. Las. Au lieu des aménagements promis, les déguerpissements s’enchaînent. Laissant des centaines de familles en état de sidération, sans nulle part où aller, qui tentent désespérément de récupérer quelques-uns de leurs biens dans les décombres de leurs maisons.
De tels scénarios sont fréquents dans la plupart des grandes villes africaines. Des quartiers précaires, dits à risque, sont détruits sans ménagement, pour céder la place à des constructions «modernes» avec, pour les autorités, la préoccupation d’embellir le cadre de vie. Mais pour qui, se demandent les populations les plus vulnérables? Ces déguerpissements à répétition prennent d’ailleurs parfois des allures de «guerre aux pauvres». Ces derniers et ces dernières sont prié·es de partir pour céder la place à des immeubles résidentiels dans lesquels les classes sociales aisées, tout comme les expatrié·es travaillant dans les grandes entreprises multinationales, les institutions financières ou les organisations internationales, se sentiront à l’aise.
Sur le continent africain, comme ailleurs – voire même plus qu’ailleurs –, la topographie des villes reflète l’écart toujours plus grand entre les «en-haut-d’en-haut», retranchés dans des quartiers luxueux, parfois privatisés, avec piscine, jardins et route bitumée, et les personnes qui triment du matin au soir pour des salaires de misère, avec des difficultés toujours plus grandes pour trouver à se loger – si possible près de leur travail. Car le coût du transport depuis les zones excentrées jusqu’en centre-ville ou aux quartiers résidentiels engloutit parfois une bonne partie du salaire. C’est donc tout ce petit peuple qu’on voit souvent marchant le long des routes, parfois sur des kilomètres, pour rejoindre leur lieu de travail. Et refaire la même chose dans l’autre sens le soir venu.
Dans des zones urbaines prises d’assaut, dans des villes tentaculaires qui ne cessent de s’étendre – exode rural oblige –, chaque lopin de terre est convoité et voit son prix s’envoler. Dans un contexte d’intense spéculation foncière et immobilière, chaque terrain «libéré» par les populations les plus pauvres représente autant d’opportunités d’affaires pour les investisseurs nationaux et étrangers. Des marchés formés d’étals de fortune, où des femmes et des hommes vendent de tout pour assurer leur pitance quotidienne et celle de leur famille, sont eux aussi régulièrement démantelés. Tandis que des centres commerciaux, climatisés, poussent comme des champignons à Abidjan ou à Dakar.
Catherine Morand est journaliste.