Contrechamp

La mosaïque des politiques culturelles

Point de politique culturelle «à la française» – centrale, nationale, verticale – en Suisse. Au point de douter qu’il n’y ait jamais eu de politique culturelle helvétique, au sens d’une politique publique cohérente et identifiable? Pourtant, le pays en connaît des dizaines qui, ensemble, forment réseau, paysage, mosaïque, dont la Confédération n’est pas l’actrice principale.
La mosaïque des politiques culturelles
La Confédération a saisi l’occasion de la crise du Covid pour analyser les enjeux auxquels fait face la culture en Suisse; répétition au Theater Neumarkt à Zurich en janvier 2021. KEYSTONE
Suisse

Un article publié en novembre dernier dans le webzine de l’Université de Fribourg retrace l’histoire de la Conférence des délégués romands aux affaires culturelles (CDAC), tel qu’étudiée à sa demande par le département d’histoire contemporaine de l’Université.1>https://www.unifr.ch/alma-georges/articles/2023/dessiner-les-contours-dun-paysage-culturel-romand

Selon Claude Hauser, ce n’est que dans les années 1960-1970, grâce au mouvement contestataire, que la culture prend place au centre d’un projet sociétal, ce dont témoigne le rapport Clottu2>Du nom du conseiller national libéral neuchâtelois Gaston Clottu, alors président de la commission parlementaire chargée d’examiner la situation de l’offre culturelle en Suisse. de 1975.

On voit alors la Confédération assurer un soutien décisif à des institutions plus anciennes, mais qui s’étaient créées sans elle, telles que la Cinémathèque ou le festival de Locarno. La Suisse romande est à la pointe de cette invention d’une politique culturelle suisse, dont la CDAC, créée en 1993, participe déjà à l’émergence, avec comme principaux projets la construction d’un espace culturel romand et la professionnalisation des arts de la scène.

Ce n’est qu’en 1999 que la nouvelle Constitution fédérale inscrit la politique culturelle, jusque-là l’apanage des cantons et des grandes villes, au nombre des tâches de la Confédération; et c’est en 2012, année de l’entrée en fonction d’Alain Berset au Département fédéral de l’intérieur, qu’entre enfin en vigueur la loi fédérale sur l’encouragement de la culture (LEC), dernière pierre de l’édifice complexe des politiques culturelles suisses.

Si les collectivités publiques suisses consacrent chaque année environ trois milliards de francs à leurs politiques culturelles, la moitié de ces dépenses est assumée par les communes, 40% par les cantons et seulement 10% par la Confédération. Ce sont également les communes qui y consacrent la plus grande partie de leurs budgets (plus de 3% en moyenne et jusqu’à 30% à Genève).

Les villes sont en pointe dans cet effort (Genève et Zurich en tête), bien que certains cantons y prennent également une part importante (Zurich, Bâle-Ville, Vaud ou Berne). La répartition des tâches entre cantons et communes varie toutefois énormément.

Ainsi, la commune de Bâle ayant été, de facto, transformée en canton, c’est celui-ci qui assume aussi la part communale de la politique culturelle. A Genève, l’autonomie communale étant fort réduite, elle s’est concentrée dans le domaine que le canton lui a historiquement abandonné: la culture précisément, avec pour résultat un budget culturel municipal (400 millions, toutes dépenses comprises) supérieur à celui de la Confédération (320 millions).

Dans le canton de Vaud, autre exemple, la situation est encore différente, puisque le canton y consacre environ 75 millions sur un budget de 11 milliards (soit le 0,7%), dont une bonne partie sur territoire lausannois (musées et bibliothèques cantonales, principalement), alors que la ville de Lausanne y consacre le même montant (soit 3,5% de son budget total), dont 45 millions de subventions aux institutions locales et 10 millions pour les bibliothèques communales.

Il y a donc des politiques culturelles en Suisse, et la Confédération, les cantons et les communes s’engagent respectivement dans des secteurs différents ou, lorsqu’ils s’engagent dans le même champ de pratiques culturelles, c’est avec des priorités distinctes.

Ainsi, le théâtre, la musique et les écoles de musique sont principalement financés par les communes, subsidiairement par les cantons; le cinéma est essentiellement pris en charge par la Confédération – et la SSR – ou par des intervenants intercantonaux tel CinéForom (la Fondation romande pour le cinéma); la conservation des monuments et la protection du patrimoine relèvent des cantons, les médias de masse de la Confédération et des communes; les Hautes écoles en art et design sont financées majoritairement par les cantons et la Confédération; les musées, les arts visuels et les bibliothèques ainsi que la littérature sont subventionnés aux trois niveaux, mais principalement par les communes…

Et quand on évoque les communes, il faut encore distinguer entre elles, les villes faisant l’essentiel du travail. Il a déjà été question des 400 millions genevois et des 75 millions lausannois, mais les plus petites villes consacrent aussi à la culture une part non négligeable de leurs budgets.

Ainsi, pour Renens (VD), 20 000 habitant·es, cela représente près de 4 millions par an, consacrés à soutenir par des subventions pérennes diverses institutions culturelles locales (TKM, Tilleuls, Silo-Lac, écoles de musiques, bibliothèques, galeries, saisons de spectacles, FestiMix…) et cofinancer des projets de développement. Renens fait alors toujours face à un dilemme: développer de nouveaux secteurs ou mieux soutenir ce qui a été mis en place depuis dix ou vingt ans?

La culture est souvent le théâtre de débats plus politiciens que politiques au moment de l’établissement des budgets, les oppositions municipales (de droite dans les principales villes qui, elles, sont à majorité de gauche…) s’attaquant aux dépenses culturelles, et en particulier aux subventions, tout en ménageant celles accordées aux institutions de prestige…

Les conséquences du Covid

2019-2021: années Covid… Pour la culture et celles et ceux qui la font – les institutions culturelles et les artistes – l’arrêt brutal des spectacles, des concerts, de la production et la distribution de films a été un tsunami. L’économie culturelle, c’est en Suisse plus de 300 000 travailleuse·eurs, 63 000 entreprises dont 60% sont des raisons individuelles (donc des indépendant es), une valeur ajoutée de 15 milliards de francs, soit 2% du PIB.

Les cantons et la Confédération – grâce à la LEC entrée en vigueur seulement quelques années auparavant (2012) – ont su réagir rapidement pour soutenir le secteur en crise. Mais les indépendant·es, les plus précaires, comédien·nes ou musicien·nes ont souffert…

La CDAC a augmenté la fréquence de ses séances pour coordonner sur le plan romand les actions de soutien. L’urgence a fait sauter quelques barrières au niveau politique. Cela a notamment permis d’accélérer le chantier concernant la professionnalisation des arts de la scène en confrontant les autorités aux difficultés des «métiers culturels».

Dans la foulée, se crée en 2022 l’Observatoire romand de la culture (ORC), ayant pour mission de documenter la situation des institutions culturelles et des artistes de Suisse romande, d’en décrire les défis et de cerner les enjeux actuels et futurs des politiques publiques.

L’ORC réunit les cantons romands et leurs chefs-lieux (y compris. Bienne) et 14 autres villes-centres (La Chaux-de-Fonds, Meyrin, Yverdon, Vevey ou Renens, par exemple). Un premier rapport paraîtra en novembre 2024, portant sur l’économie de la culture.

La Confédération a aussi saisi l’occasion de la crise provoquée par le Covid pour analyser les enjeux actuels auxquels fait face la culture en Suisse. L’Office fédéral de la Culture (OFC), Pro Helvetia et le Musée national proposent de réorienter leurs activités en conséquence.

Le nouveau message culture de l’OFC paru en juin 2023, définissant l’orientation stratégique de la politique culturelle de la Confédération pour la période de financement 2025-2028, propose notamment de prendre des mesures en faveur d’une rémunération équitable des actrice·eurs culturel·les professionnel·les et d’un renforcement de leur sécurité sociale, de mieux prendre en compte – et soutenir financièrement – les phases de travail en amont et en aval de la production artistique et de tenir compte des nouvelles formes numériques et hybrides de production, de diffusion et de médiation dans ses activités d’encouragement.

Sur quatre ans, des ressources financières d’un montant total de plus d’un milliard de francs sont prévues pour la mise en œuvre du message. La procédure de consultation de celui-ci s’étant terminée en septembre 2023, nous devrions connaître très prochainement ce qu’il en adviendra…

Ce que l’on constate donc, c’est que depuis peu, la culture est devenue en Suisse, à tous les niveaux, un vrai sujet de débats politiques.

De la «défense spirituelle» au pluralisme

Pour le créateur du Festival d’Avignon et directeur du Théâtre national populaire Jean Vilar (1912-1971), la politique culturelle devait avoir pour ambition de «faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru jusqu’ici devoir réserver à une élite», ce qui pourrait être une définition de la «démocratisation de la culture», et qui a en tout cas été l’une des ambitions de la politique culturelle mise en œuvre par André Malraux en France, au milieu du XXe siècle.

Toutefois, Vilar, paternaliste comme on l’était en son temps, ajoutait qu’il fallait aussi «avoir l’audace et l’opiniâtreté d’imposer au public ce qu’il ne sait pas qu’il désire», mais que les grand·es actrice·eurs culturel·les (et politiques) savent pour lui…

La politique culturelle publique n’a effectivement pas pour fonction première, pour légitimité, de satisfaire les goûts du public, mais plutôt de permettre l’émergence de nouvelles formes de création et d’expression, de nouveaux champs culturels, qui n’ont pas encore de publics, qui ne satisfont pas aux «lois du marché», et que seules des collectivités publiques sont à même de soutenir.

Par cette réflexion, c’est tout le chantier de la médiation culturelle que nous ouvrons. De beaux exemples existent, telle l’ouverture récente des portes de l’Opéra de Lausanne au jeune public ou FestiMix à Renens qui présente tous les trois ans la diversité musicale et culinaire de diverses régions d’immigration, et bien d’autres, ailleurs, nous n’en doutons pas!

Si l’intention initiale de la Confédération, manifestée par la création de Pro Helvetia en 1939, était d’assurer la «cohésion nationale» mise à mal lors de la Première Guerre mondiale, et la «défense nationale spirituelle» face à «des modèles étrangers», il aura donc fallu 60 ans pour que la culture fasse l’objet d’un véritable programme fédéral qui, s’ajoutant aux efforts cantonaux et communaux, dessine le paysage suisse des politiques culturelles: un paysage contrasté, vivant, pluraliste par ses actrice·eurs, ses champs culturels, ses contenus créatifs.

Et donc, pour la gauche, un paysage et un pluralisme à défendre, dans un vrai combat politique contre toutes les tentatives de la droite de le réduire à une défense du patrimoine – quand ce n’est pas à la pétrification des mythes de la «Suisse éternelle».

Notes[+]

* Paru dans Pages de gauche no 190, hiver 2023-24, pagesdegauche.ch

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