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Au Chiapas zapatiste, la lucha sigue!

Fin décembre débutait la célébration du 30e anniversaire du soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) dans l’Etat mexicain du Chiapas. Organisé dans une communauté autonome, l’événement a été rejoint par des sympathisant·es venu·es du Mexique et de l’étranger. Retour sur trois jours de festivités anticapitalistes.
Au Chiapas zapatiste, la lucha sigue!
La réorganisation de l’autonomie zapatiste fait l’objet d’une représentation théâtrale. DR
Mexique

Ocosingo, Chiapas, Mexique, 30 décembre 2023. Sous une pluie battante, à travers les rues inondées d’Ocosingo, notre périple commence pour rejoindre le Caracol «Resistencia y rebeldía: un nuevo horizonte» (Résistance et rébellion: un nouvel horizon), lieu des célébrations du 30e anniversaire (1994) du début de «la guerre contre l’oubli» et du 40e anniversaire (1983) de la fondation de l’EZLN, l’Armée zapatiste de libération nationale1>Les communiqués de l’EZLN sont disponibles en ligne sur enlacezapatista.ezln.org.mx. Ayant pris place dans une bétaillère, nous traversons la forêt Lacandone qui jouxte le Guatemala, aujourd’hui grevée de nombreuses tensions. Outre une forte présence militaire, policière et paramilitaire, cette région du sud-est du Mexique voit s’affronter les deux plus grands cartels mexicains pour le contrôle du territoire. L’extension du crime organisé et l’inaction patente du gouvernement mexicain ont d’ailleurs été récemment dénoncées par l’EZLN. La présence accrue de «ces nouveaux ennemis de toujours» explique le maintien de la fermeture des caracoles [centres administratifs régionaux] zapatistes au sortir de la pandémie.

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A l’entrée du caracol où ont lieu les célébrations. DR

Après une trentaine de minutes, nous croisons le premier GAL («Gouvernement autonome local»), qui borde la route. Des enfants encagoulés jouent. Notre arrivée est annoncée à la radio. Enfin, au bout d’une heure de route, une banderole marque l’entrée dans le caracol de la célébration: «Bienvenue, compañeras et compañeros, au 30e anniversaire. Bienvenue au Caracol VIII Dolores Hidalgo, Assemblée de collectifs de gouvernements autonomes zapatistes». Nous rejoignons, la nuit tombante, des milliers de zapatistes, milicien·nes, compas, ainsi qu’un nombre important de militant·es internationalistes et altermondialistes venu·es du monde entier.

Ce qui frappe, c’est l’étendue du caracol et l’effort collectif titanesque que l’organisation de cette fête internationale a nécessité: ambulances, centres de premiers secours, cuisines, magasins, restaurant collectif, tribunes. Nous gagnons un immense dortoir, un ensemble de lits superposés avec pour sommier deux planches de bois. Comme annoncé dans l’invitation, le sol sur lequel se couchent les espoirs de tout un peuple et de ses scrutateurs du monde entier, «en plus d’être digne, est dur».

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Une casa de salud, centre de premiers secours. DR

Au matin du 31 décembre, nous assistons aux pièces de théâtre préparées par différents caracoles, qui sont d’abord l’occasion de présenter la nouvelle structure de l’autonomie zapatiste. Dans un Mexique toujours plus violent, cette réorganisation, décidée par les pueblos, a été jugée «nécessaire pour affronter le pire côté de l’hydre [capitaliste], sa bestialité la plus infâme et sa folie destructrice. Ses guerres et invasions entrepreneuriales et militaires».

Le personnage principal de la dernière pièce est un train en carton, le «train du capitalisme». Il progresse vers le centre du terrain, tiré par AMLO (le président mexicain Andrés Manuel López Obrador), la finance, la police, l’armée, et précédé par la Mort. Il avance pour écraser la milpa [les cultures], ses travailleurs et travailleuses. Le capitalisme, c’est la marchandisation destructrice des terres, les mégaprojets dévastateurs du train Maya2>Luis Alberto Reygada, «Un train nommé Maya», Le Monde Diplomatique, janvier 2024. et du train transisthmique. Indissociable conséquence de cette destruction des territoires, le capitalisme, c’est aussi les migrations forcées des peuples autochtones expulsés et les migrations «économiques» lorsque le «capital improductif balance des millions de personnes au chômage et, de là, à ‘l’emploi alternatif’ dans le crime, et à la migration». La conquête capitaliste des territoires a entraîné «la croissance exponentielle des ‘surplus’, des ‘exclus’ ou des ‘non indispensables’». Ainsi, le train, c’est aussi «la Bestia», ce train de marchandises qui relie le sud du Chiapas à la frontière étasunienne, sur lequel grimpent et risquent leur vie chaque année plus de 500 000 «non indispensables» du Mexique et d’Amérique centrale pour rejoindre l’Eldorado.

Une fois la nuit tombée, les milicien·nes de l’EZLN, en passe-montagnes noirs, uniformes kaki et foulards rouges, se mettent en place pour leur parade. «Nous avons adopté pour nos uniformes le rouge et le noir, couleurs symbolisant la lutte des travailleurs en grève», écrivaient-ils dans la première Déclaration de la selva Lacandona, manifeste fondateur pour l’EZLN. Publié par les insurgé·es au moment du soulèvement le 1er janvier 1994, ce texte était aussi une déclaration de guerre, où l’EZLN annonçait vouloir «défaire l’armée fédérale mexicaine et marcher sur la capitale du pays en protégeant dans sa progression libératrice la population civile et en permettant aux populations libérées d’élire librement et démocratiquement leurs propres autorités administratives». Cette libération des territoires visant à «faire cesser le pillage [des] richesses naturelles dans les zones contrôlées par l’EZLN».

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Derrière un front de miliciens zapatistes, le sous-commandant Moisés, porte-parole de l’EZLN, prononce le discours d’anniversaire entouré de sièges vides, en mémoire des absent·es – disparus, emprisonnés ou assassinés. DR

L’Ejercito qui défile aujourd’hui sous les projecteurs d’un terrain gigantesque, dans un ballet millimétré, hérite de 30 ans de modifications stratégiques et contextuelles qui ont mené de la «période de feu» [la lutte armée] à celle de la parole, avec le développement du «zapatisme civil»3>Jérôme Baschet, «L’expérience zapatiste, à treize ans du soulèvement armé de 1994», Actuel Marx, 2007.. Ainsi pouvait-on lire dans la Cinquième déclaration de la selva Lacandona (1998): «contre la guerre, pas une autre guerre, mais la même résistance digne et silencieuse». Ainsi aussi les défilés pacifiques et silencieux, malgré la violence répétée des gouvernements, des groupes militaires et paramilitaires, la non-application des accords de San Andres [sur l’autonomie et la reconnaissance des droits aux populations indigènes, 1996] et l’ignoble massacre de l’Acteal en décembre 1997.

«On ne peut pas humaniser le capitalisme» Sous-commandant Moisés

A l’orée de la nouvelle année et des 30 ans de l’entrée en vigueur de l’ALENA [l’accord de libre-échange nord-américain – remplacé en 2020 par l’ACEUM – qui a mis la petite paysannerie mexicaine en concurrence avec les transnationales de l’agroalimentaire], le sous-commandant Moisés, porte-parole de l’EZLN, prend la parole. Loin de l’usuel discours d’anniversaire nostalgique et muséal, c’est de l’avenir de l’autonomie et de son organisation dont il est question. Rejetant toute leçon d’un système capitaliste qu’«on ne peut pas humaniser», Moisés réaffirme le bien-fondé de la mise en commun des terres, de l’autogouvernance des peuples, ainsi que l’inscription de ces principes dans la «pratique» zapatiste: «Ce que nous disons ici, c’est que celui qui travaille mange. Celui qui ne travaille pas, qu’il mange son billet de banque, qu’il mange sa pièce de monnaie, pour voir si cela satisfera sa faim.» Ainsi, il n’est «nul besoin de tuer les soldats et les mauvais gouvernements». Moisés conclut sur la nécessité de s’organiser partout autour du globe, chacun·e selon sa géographie, son propre calendrier, pour lutter contre l’«hydre». Sitôt ces derniers mots prononcés, le ciel est envahi par les feux d’artifice. Il est minuit. La foule crie: «La lucha sigue!» (la lutte continue) avant de se disperser pour danser dans la pénombre du caracol.

Le lendemain, l’immense scène de théâtre se fait terrains de basket, de foot et de volley-ball. Œuvres théâtrales et de danse, poèmes et raps sont également présentés. Le zapatisme a, dès ses débuts, ménagé un espace important pour les différentes formes d’art. S’exprime ainsi toute la vigueur du mouvement, son attachement à la mémoire des traditions culturelles et cultuelles ainsi qu’à sa propre histoire, mais aussi sa propension à la réinvention permanente. Pas de nostalgie d’un passé romantisé. La culture zapatiste est le fruit d’échanges entre les différents terreaux ethniques et linguistiques (tseltals, tsotsils, tojolabals, chols) qui la constituent4>Jérôme Baschet, «Autonomie, indianité et anticapitalisme: l’expérience zapatiste», Actuel Marx, 2014., mais aussi d’échanges avec le reste du monde. C’est bien de la diversité des peuples zapatistes que le zapatisme puise force, dynamisme et résilience.

Nous partons, exténué·es, entassé·es à l’arrière de l’une des bétaillères. Un compas prend le volant. Assis sur le toit du véhicule, nous rejoignons Ocosingo.

Un rapport au monde renouvelé

De cette courte excursion en territoire zapatiste ressortent nombre d’éléments allant à l’encontre des jugements de la presse nationale et internationale concernant la vitalité de l’autonomie zapatiste. Le rythme singulier de sa progression, sa réorganisation profonde, radicale – une expérimentation permanente quoique lente –, son maillage organisationnel fin, pluriel, ne s’accordent certes que difficilement au vibrionisme des actualités live; en conclure un pourrissement du zapatisme est une conclusion hâtive. Au contraire, nous avons été face à une autonomie vivante, jeune, en questionnement constant. En témoignent également les nombreux projets éditoriaux qui accompagnent ces anniversaires du mouvement. Par exemple un numéro «hommage» de la revue de l’Université nationale autonome de Mexico sur l’EZLN, ou encore une collection de 30 textes réunis pour les 30 ans du soulèvement, intitulée Al Faro zapatista (A la lumière du phare zapatiste), dans laquelle on retrouve les interventions de penseurs tels que Jérôme Baschet, Raoul Vaneigem et John Holloway.

L’utopie zapatiste est une «préfiguration», selon le terme emprunté à la préface de David Graber au livre collectif sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Eloge des mauvaises herbes: «l’idée […] qu’il faut ‘construire les bases d’une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne’ […], faire de la forme de votre résistance un modèle de ce à quoi la société à laquelle vous aspirez pourrait ressembler. […] Cela signifie que les gens peuvent avoir une expérience immédiate de la liberté, ici et maintenant. […] la politique préfigurative consiste à relever avec constance le défi de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme nous le ferions dans une société véritablement libre.»

Il s’agit donc d’un rapport au monde renouvelé, c’est-à-dire d’une autonomie post-étatique pérenne, inventive et résiliente qui continuera d’essaimer à travers le monde. Et les zapatistes de conclure: «Nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne titubons pas.»

Notes[+]

Participant·es romand·es de retour du Chiapas.

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