Crise politique en Allemagne
Un ministre de l’Agriculture insulté, des gibets dressés menaçant le gouvernement, un cortège de tracteurs à Berlin: telles sont les scènes qui ont marqué les deux semaines écoulées en Allemagne. Le pays entre dans une crise politique dont une des dimensions est le mécontentement des agricultrices et des agriculteurs qui annoncent des manifestations monstres pour la semaine du 8 janvier 2024.
La décision des juges constitutionnel·les de supprimer un fonds spécial de 60 milliards d’euros permettant de contourner l’obligation du frein à l’endettement est à l’origine de ces manifestations. Cette décision, intervenue en novembre, oblige le gouvernement de coalition à revoir son budget 2024 et à prendre des mesures d’économies. Deux des mesures envisagées sont la suppression de l’exonération de l’impôt sur les véhicules et la suppression d’une réduction de la taxe sur les carburants dont bénéficient les exploitations agricoles. Cela provoque la colère du Bauernverband, l’organisation professionnelle hégémonique, qui a organisé un impressionnant défilé de tracteurs à Berlin, le 18 décembre dernier, et de nombreuses actions du même genre dans tout le pays.
Ces deux mesures sont une bagatelle: elles représentent une somme totale de 920 millions d’euros, soit 3600 euros en moyenne pour chacune des 254 000 exploitations agricoles allemandes. Face à ce montant somme toute modeste, ces défilés de tracteurs dans lesquels chaque véhicule vaut, neuf, un minimum de 200 000 euros montrent bien que ce qui se joue n’a rien à voir avec la suppression de ces deux avantages fiscaux. Le gouvernement serait d’ailleurs, au moment où cette chronique est rédigée, sur le point de reculer. Le ministère de l’Agriculture, Cem Özdemir, pourtant écologiste, s’étant désolidarisé de ces mesures d’économie selon un article de la taz du 23 décembre.
L’enjeu de ces manifestations est d’abord d’affirmer un pouvoir de mobilisation face à un ministre affaibli au sein de la coalition dite du feu tricolore (Ampelkoalition) péniblement mise en place après les élections législatives de 2021. Comme le montre également l’article de la taz mentionné ci-dessus, Cem Özdemir a la tête entre le marteau et l’enclume. Ses camarades de parti lui reprochent son manque de fermeté dans l’application de mesures indolores et les organisations professionnelles agricoles le désignent comme le fossoyeur de l’agriculture allemande. Le fait qu’Özdemir soit le premier ministre issu de l’émigration turque nommé en Allemagne catalyse évidemment le racisme des dirigeants des organisations professionnelles. Ainsi Claus Hochrein, président d’un groupe prétendument apolitique, Landwirtschaft verbindet Deutschland, a fait savoir au ministre que lorsqu’il l’entendait parler, il «avait l’impression d’être au bazar turc».
Ces débordements verbaux sont aussi le signe que le mouvement en cours est un moment de la radicalisation politique des propriétaires de grosses exploitations agricoles. Ceux-ci comprennent que l’urgence du changement climatique va leur faire payer cher l’inaction à laquelle ils ont participé ces trente dernières années en matière d’évolution des pratiques culturales. Le journal progressiste Die Zeit commentait avec raison, le 19 décembre dernier: «Il y a déjà longtemps que des experts préconisent de conditionner les subventions agricoles à des critères de durabilité, plutôt qu’à des critères de taille. A l’avenir, le gouvernement devrait s’engager en ce sens à Bruxelles.» Ces mesures minimales qui s’imposaient il y a trente ans n’ont pas été prises, au profit d’une délétère ouverture des marchés mondiaux et d’un renforcement du processus de concentration des exploitations.
Partout en Europe, les organisations professionnelles majoritaires s’imaginent que pour se protéger de mesures que le changement climatique rend de plus en plus urgentes, il leur faut montrer les muscles. Les manifestations de l’été 2022 aux Pays-Bas et le mouvement qui s’y poursuit ainsi que les manifestations actuelles en France relèvent du même phénomène. Que ces mouvements aient pour contexte, dans ces différents pays, la dérive vers l’extrême-droite d’une fraction de la bourgeoisie et de sa représentation politique n’a rien de réjouissant.