L’évaluation par la recherche
Le monde économique et politique demande de plus en plus aux chercheurs et aux chercheuses en sciences sociales de participer à une évaluation des interventions.
L’évaluation de l’efficacité des processus.
La question de l’évaluation des processus par la recherche s’est en premier lieu développée dans le domaine de la santé. Les enjeux en sont doubles concernant la commercialisation de traitements. Il peut en effet apparaître injuste et néfaste de faire payer à des personnes des médications qui sont inefficaces, voire potentiellement dangereuses. En outre, il apparaît problématique que les systèmes de sécurité sociale soient utilisés pour enrichir des laboratoires pharmaceutiques produisant des médicaments inefficaces et dangereux.
Les sciences de la santé ont donc développé des méthodologies de plus en plus sophistiquées pour évaluer l’efficacité d’un traitement. Les essais contrôlés randomisés (ECR) sont considérés comme le «gold standard» en la matière. Il s’agit d’un protocole expérimental avec des groupes constitués aléatoirement. On a pu en voir une application pendant la pandémie du Covid-19 pour trancher l’efficacité supposée de l’hydroxychloroquine.
La question de l’évaluation s’est également développée dans le domaine des politiques publiques et quant à la manière la plus efficace d’allouer les fonds. L’idée ici est l’efficience de l’utilisation de l’argent public prélevé sur les impôts du contribuable. L’économiste et prix Nobel Esther Duflo a en particulier contribué au développement de méthodes expérimentales pour l’évaluation des programmes de lutte contre la pauvreté.
De manière générale, dans de nombreux secteurs autres que la santé, les décideurs économiques, politiques et administratifs demandent de plus en plus aux chercheurs et aux chercheuses de mesurer l’efficacité des programmes et des interventions. C’est le cas, par exemple, dans le domaine de l’éducation et du social.
Evaluer l’éthicité des processus.
On peut s’étonner de cette centration sur l’évaluation de l’efficacité des processus. Il serait en effet possible d’orienter l’évaluation sur d’autres critères – ou en tout cas les considérer comme des compléments indispensables. On pourrait penser par exemple à l’évaluation de l’acceptation des interventions par les populations, plutôt que leur imposer des mesures de force. Bien évidement, une telle évaluation peut poser des difficultés aux gouvernements lorsqu’ils prennent des mesures jugées impopulaires par la grande majorité de la population – les classes populaires et petites classes moyennes – et approuvées uniquement par les classes économiquement les plus favorisées.
Un autre type d’évaluation pourrait également s’avérer pertinente, liée au caractère éthique de l’intervention mise en place. Il faut déjà souligner que, dans les domaines de la santé et des recherches expérimentales sur l’humain, une «éthique procédurale» tend à dominer, dont le centre est le «consentement éclairé des personnes». Mais ce n’est pas de cela dont il est question ici. L’objectif serait plutôt d’évaluer les «tensions éthiques» que peut provoquer la recherche d’efficacité érigée en principe premier de l’action économique et politique. En effet, la recherche d’efficacité économique, ou plus généralement l’évaluation par objectifs, peut se faire au détriment d’autres considérations humaines, sociales et environnementales.
On peut par exemple penser aux effets de l’évaluation par objectifs sur les salarié·es en matière de mal-être au travail. Ainsi, dans les années 1990, les entreprises ont pu procéder à des réajustements, en particulier en matière d’organisation du travail, qui ont peut-être été efficaces sur le plan de la productivité, mais pas du tout favorables sous l’angle de la souffrance au travail. Il ne s’agit pas de mesurer ici l’impact social et environnemental de tels programmes, mais plutôt d’analyser sous l’angle de l’éthique réflexive appliquée les problèmes que pose la recherche d’efficacité.
Certes, la recherche d’efficacité peut être promue par certains courants de l’éthique. On pense par exemple à L’altruisme efficace (2015) de Peter Singer. Néanmoins, les travaux critiques de l’utilitarisme révèlent que ce courant éprouve des difficultés à garantir les droits des minorités au nom de la recherche du bonheur du plus grand nombre.
En outre, la recherche empirique en philosophie de terrain montre que la recherche de l’efficacité peut faire émerger des tensions éthiques impossibles à prévoir par simple réflexion spéculative. C’est pourquoi la recherche en éthique appliquée progresse souvent par l’examen de cas pratiques ayant émergé en situations réelles.
Le fait que les décideurs et décideuses économiques, politiques et administratifs mettent l’accent sur la recherche d’efficacité au détriment de considérations éthiques qui pourraient être prises en compte devrait nous interroger.
* Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com/