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«L’image d’une hypocrisie toute helvétique»

A Balerna, au Tessin, le Centre fédéral pour requérant·es d’asile côtoie Valcambi, le géant du raffinage d’or. «D’un côté, une industrie qui crée de la richesse pour la Suisse. De l’autre, des gens qui fuient des pays dont on pille les ressources.»
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Zone industrielle de Balerna, dans le sud du Tessin. Pratiquement au milieu des voies ferrées, se trouve le Centre fédéral pour requérants d’asile (CFA) «Pasture». A proximité, des ouvriers achèvent la construction d’un nouveau bâtiment qui accueillera 350 migrant·es dès le printemps prochain. Lorsque nous arrivons ici, il est presque midi en cette journée de fin novembre. Notre intention est de réaliser un reportage qui rende compte de la situation actuelle après les polémiques déclenchées par le président de l’UDC Suisse, le tessinois Marco Chiesa, qui a affirmé lors de la récente campagne électorale qu’à Chiasso, la «situation [était] hors de contrôle».

Des camionnettes ramènent au centre des requérants d’asile vêtus d’orange: ce sont ceux qui effectuent des travaux d’utilité publique pour certaines communes de la région. Nous essayons de nous approcher, mais nous sommes immédiatement bloqué. Un agent de sécurité nous demande nos papiers et, une fois identifié comme journaliste, exige notre carte de presse. Les regards indiscrets ne sont pas admis ici: le CFA n’est ouvert à aucune visite. Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) invoque des «raisons de sécurité pour les demandeurs d’asile eux-mêmes».

Le doute est qu’on veuille ne pas montrer une situation indigne, comme celle dont nous ont fait part des personnes ayant pu pénétrer dans ce centre et que, pour des raisons évidentes, nous ne pouvons nommer. La situation vécue par les occupant·es du CFA, contraint·es de vivre entassé·es à l’intérieur de l’établissement entre 18 heures et 9 heures du matin, est une question préoccupante, qu’il est urgent d’aborder. Et qui ne peut se limiter aux seuls aspects sécuritaires en laissant de côté l’intégration, la participation, le respect de la dignité, l’accompagnement psychosocial.

Mais il y a un autre aspect qui se matérialise de manière insolente en ce lieu. Une sorte d’image symbolique d’une hypocrisie toute helvétique qui prend forme ici même, parmi les industries et les voies ferrées du Mendrisiotto. D’un côté de la rue donc, ce CFA ultrasécurisé où vivent des dizaines de personnes de toutes origines attendant qu’une décision sur leur sort soit prise par le SEM. De l’autre, les usines de Valcambi, la plus grande raffinerie d’or au monde, autrefois propriété de Credit Suisse et aujourd’hui aux mains du groupe indien Rajesh. Il s’agit d’un des fleurons de l’industrie aurifère suisse qui a construit son triangle d’or dans le sud du Tessin avec, outre Valcambi à Balerna, Argor-Heraeus à Mendrisio et Pamp à Castel San Pietro.

La proximité géographique entre Valcambi et le CFA ouvre toute une série de questions, manifestement négligées dans le récent et médiocre débat sur les migrations. Ces dernières années, la raffinerie s’est retrouvée au centre de plusieurs scandales liés à l’origine controversée de son métal jaune. De l’or africain, arrivé ici par des voies acrobatiques visant à en disperser les traces. On a parlé, par exemple, du Soudan, pays d’origine de certain·es résident·es du CFA voisin. D’un côté, en somme, une industrie qui crée de la richesse pour la Suisse. De l’autre, des gens qui fuient des pays dont on pille les ressources et sur lesquels, lors de la récente campagne électorale remportée par la droite, une marée de régurgitations xénophobes s’est déversée.

L’or suspect arrivé à Balerna a été importé de Dubaï, où Valcambi a entretenu des relations d’affaires avec la société controversée Kaloti. Cette dernière a été pendant des années le principal client de la Banque centrale du Soudan, qui achetait l’or aux parties belligérantes au Darfour, en particulier au général Hemeti, commandant de longue date de la puissante milice paramilitaire des Forces de soutien rapide (RSF). Kaloti a été discréditée à la suite de la publication en 2014 d’un rapport d’audit montrant que la société n’avait pas fait preuve de diligence raisonnable concernant l’or soudanais. Malgré cela, contrairement à d’autres raffineries suisses dont Valcambi s’est récemment dissociée, la société tessinoise a continué à faire des affaires avec l’entreprise émiratie controversée: entre 2018 et 2019, Kaloti et une entreprise qui lui est étroitement liée ont exporté 83 tonnes d’or vers Balerna, selon une étude de l’ONG Swissaid. La raffinerie tessinoise a ensuite déclaré qu’elle n’avait plus rien à voir avec Kaloti depuis novembre 2019. Cette affirmation a été récemment démentie par une enquête de la RTS.

En 2023, une nouvelle guerre éclate au Soudan, résultat d’une lutte entre les deux factions militaires qui ont émergé après l’éviction en 2019 d’Omar el-Béchir, au pouvoir depuis trente ans: d’une part, le général Abdel Fattah al-Burhan, président depuis octobre 2021; d’autre part, le général Hemeti. L’un des principaux facteurs du conflit est le contrôle de l’économie soudanaise, dont l’or est aujourd’hui un secteur clé. Une guerre à laquelle a échappé Mohamed, originaire de la capitale, Khartoum, l’un des nombreux jeunes migrants que nous avons rencontrés au Tessin ces derniers jours. Les raisons de son arrivée à Chiasso, après tout, ne sont pas à chercher bien loin.

Federico Franchini est un journaliste tessinois.

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