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L’EPFL ou la recherche au service du PIB

«La myopie des dirigeants de l’EPFL envers tout ce qui n’est pas technologique est proprement ahurissante», selon le collectif lausannois Nos Futurs, qui remet en cause le bien-fondé d’un «solutionnisme technologico-financier» face aux problèmes sociaux et environnementaux.
Eclairage

Cette année, l’EPFL fête les 50 ans de son statut d’école fédérale. Régulièrement encensée par les journalistes et les politiques, cette institution est en fait très peu connue du public. Il suffit pourtant de lire les déclarations de ses dirigeants pour constater que ce «pôle d’excellence» fait preuve d’une grande myopie par rapport au monde qui l’entoure. On en veut pour preuve deux articles récemment publiés par son président Martin Vetterli (Le Temps, 5 novembre 2018) et par l’un des directeurs de son Collège de management de la technologie, M. Jean-Pierre Danthine (Le Matin Dimanche, 10 février 2019). Intitulé «Du bon usage d’une Ecole polytechnique fédérale», l’article de M. Vetterli semble promettre une réflexion sur l’insertion de l’EPFL dans son environnement social et sur son rôle au service de la collectivité. En réalité, il s’agit d’une autocélébration fondée sur des constats tels que: «notre région a levé autant de bourses du Conseil européen de la recherche que l’agglomération zurichoise» ou «l’EPFL et les Universités de Lausanne et Genève recueillent 49% du capital-risque suisse». Il n’y en a donc point comme nous… au niveau du lobbyisme. Cette religion comptable trahit cependant l’idée que la qualité d’une recherche – et implicitement sa valeur sociale – se mesure en termes de budgets dépensés, de mètres carrés de laboratoires construits, de personnel engagé, de brevets déposés, et bien sûr de start-up créées. On retrouve la même litanie de chiffres à chaque ouverture de laboratoire, qu’il s’agisse du Biopôle du CHUV ou des différents départements de l’EPFL. L’activité scientifique et technique s’inscrit ainsi dans un univers de compétition et de performance économique permanentes.

Travaillant «à l’intersection des sciences et des technologies qui transforment le monde», l’EPFL constitue donc une concentration de ressources au service des données numériques, de la médecine de pointe et des startup. M. Vetterli insiste particulièrement sur les synergies avec le CHUV et divers autres hôpitaux, avec les Universités de Lausanne, Genève et Berne et avec les cantons de Vaud et du Valais. C’est, selon lui, la condition pour assurer une recherche de pointe sur le cancer et la médecine personnalisée, pour renforcer le numérique, développer la science des données et la sécurité informatique, avec en point de mire l’essor de l’intelligence artificielle. Tout cela n’est ni nouveau ni original. Et guère pertinent non plus. Où sont donc passées les questions de transition énergétique, d’épuisement des ressources et de pollution? Et quid des low tech?

C’est à ce niveau stratégique que l’article de M. Jean-Pierre Danthine, intitulé «Le monde va-t-il si mal?», devient particulièrement éclairant. Globalement, ce directeur se réjouit du fait que nous n’avons jamais été aussi riches: «Si l’on adopte une perspective longue et globale, les indicateurs sont au vert dans leur très grande majorité». C’est sans doute vrai si l’on ne considère que les indicateurs économiques, et en particulier le pire d’entre tous: le PIB. Aussi M. Danthine ne s’inquiète-t-il que de ce qui pourrait menacer ce fameux PIB, à savoir le Brexit, la montée des populismes et les perspectives de guerre commerciale, qui «handicapent en effet les possibilités de retour à une croissance équilibrée». Le monde des «Institutes of Technology» ignore les limites. Et le réchauffement climatique? Selon M. Danthine, «les solutions existent. Un rapport récent estime que l’objectif de zéro émission de CO2 pour 2050 est atteignable à un coût modeste de moins de 1% du PIB global, donc comme si la croissance baissait de 3% à 2% sur une seule année». En réalité, il faudrait ne pas tenir compte de la pollution, de la disparition des populations animales, de l’épuisement des ressources, du réchauffement climatique et des perspectives d’un prochain effondrement de nos sociétés pour que le diagnostic de M. Danthine ait une chance d’être pertinent…

La myopie des dirigeants de l’EPFL envers tout ce qui n’est pas technologique est proprement ahurissante. Mais l’absence de pilotage de l’institution par les autorités politiques n’est pas moins inquiétante, car elle traduit un manque de vision collective sur l’avenir de nos sociétés. La sacro-sainte liberté de la recherche n’est en l’occurrence que le masque d’une démission collective face aux enjeux sociaux de la technologie, dont le développement exponentiel reste livré aux seules forces du marché. Que ce soit directement ou à travers les start-up qu’elle incube, l’EPFL s’est mise de facto au service de l’ordre ultralibéral, dont la logique purement économique se moque des besoins réels de l’humanité comme des dangers qui la menacent. Pour se développer au-delà des 940 millions de budget qui lui sont alloués annuellement, il lui faut imaginer de nouveaux gadgets financièrement rentables. C’est cette créativité techniciste qu’on ne manquera pas de célébrer à l’occasion du 50e anniversaire de l’institution.

Article paru dans Moins!, bimestriel romand d’écologie politique, n°40, avril-mai 2019.
«Nos futurs» organise des soirées autour de la critique des technologies à Lausanne. Prochain rendez-vous: «L’école d’ingénieurs, temple du progrès ou usine des inégalités?», le 22 mai à 20h, Pôle Sud, av J.-J.-Mercier 3. Entrée libre. Info: nosfuturs.ch

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