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La caravane des «invisibles»

À votre santé!

Lors de mon séjour au Chiapas accompagnant l’ONG Madre Tierra Mexico (MTM), j’ai été confronté de plein fouet à la question du transit migratoire des Centraméricain·es et des Haïtien·nes qui traversent le Mexique à pied et dont l’unique objectif est de rejoindre les Etats-Unis. Déjà, en circulant sur les 250 kilomètres d’autoroute qui longent les côtes pacifiques du Chiapas, on ne cesse de croiser des migrants et des migrantes qui marchent: des jeunes, des vieux, parfois avec une valise tirée ou un balluchon porté sur la tête, des parents suivis de nombreux enfants, des grappes de dix ou vingt personnes – parce que ça s’est donné comme ça ou parce qu’elles viennent d’un même village –, aussi des individus solitaires. Ils et elles ont, au bas mot, 3000 kilomètres devant leurs pieds. Quelle folie! Mais quelle détermination aussi pour entreprendre un tel exode!

Les consultations médicales offrent sans doute un cadre propice à une meilleure compréhension des causes de cette migration et des conditions qui poussent les gens au départ. L’occasion m’a été donnée d’intégrer une «brigade» de soignant·es de MTM, soucieuse d’apporter son soutien à une caravane de 5000 migrant·es organisé·es, qui cherchaient de la sorte à pousser les autorités mexicaines à leur délivrer un laisser-passer, mais aussi (surtout?) à éviter d’être la proie de délinquants ou, pire, de clans de narcotrafiquants.

Il faut imaginer tous ces gens s’installant sur la place centrale d’une petite ville comme Nyon, où par chance il y a un terrain de sport couvert. Les premiers arrivés s’y entassent – c’est encore la saison des pluies –; les autres s’accommodent autour comme ils peuvent. Avec parfois de petites tentes, souvent de simples plastiques, en guise de protection. Il n’y a ni toilettes, ni fontaines, mais heureusement une rivière toute proche! Nous étions une douzaine, dont deux médecins, là au milieu, sous deux tentes (semblables à celles utilisées ici lors des campagnes électorales!), à organiser des visites médicales et à donner des soins. Il fallait voir les promoteurs et promotrices de santé MTM soigner des plaies selon une technique apprise la veille, pour certain·es, avec un enthousiasme et un sérieux incroyables et les entendre faire preuve d’une écoute formidable face à ce que nos patient·es avaient à partager. Car les migrant·es en ont, des histoires à raconter…

Je me souviens de cette mère d’une enfant née sept mois plus tôt, partie de Colombie où elle avait accouché. Sa petite fille avait fait une bronchiolite au Honduras, y avait été hospitalisée une semaine, puis elles étaient reparties du pays avec un traitement ambulatoire. Il y avait eu une récidive au Guatemala, où un pédiatre privé – «qui avait coûté très cher!» – avait donné de nouveaux médicaments. Moi, je voyais ce bébé à nouveau malade, avec une respiration accélérée, mais heureusement dans un bon état général. Et une maman très inquiète, culpabilisant d’imposer un tel périple à son enfant. Passer du temps avec cette mère pour l’aider à se familiariser avec l’utilisation des médicaments reçus en fonction de la gravité des symptômes de son bébé, valider le travail des médecins antérieurs, tenter de mettre de la cohérence dans une attitude différenciée selon l’intensité des signes cliniques… Et, surtout, rassurer la maman sur l’évolution bénigne de la maladie de sa fille malgré les récidives. Ceci aura été ma contribution.

Il y a aussi eu cette femme qui se plaignait de maux de tête et de ventre. Très vite, elle m’a raconté qu’avec son compagnon, elle avait déjà fait le voyage jusqu’aux Etats-Unis. Et qu’une fois arrivée, «on» lui avait dit que c’était mieux de se «dénoncer» à la police. Le couple a alors été séparé et placé dans des centres d’hébergement collectif différents. Si son mari a pu sortir au bout de trois jours, muni d’une autorisation de séjour, elle a été renvoyée dans son pays sans logique apparente. Elle a repris la route sans même rentrer au village. Et la voilà dans cette caravane, parce que «c’est plus sûr que de voyager seule». Elle pensait être enceinte de deux mois… ce que nous avons pu confirmer.

Je pourrais multiplier les histoires. Tous et toutes m’ont dit que la peur de rester chez soi était devenue plus forte que celle de partir à pied «jusqu’au Nord». Et souvent, aussi, qu’ils ou elles n’arrivaient plus à donner le minimum à leurs enfants.

On se sent impuissant face à ces témoignages, et pourtant convaincu qu’une présence bienveillante a du sens. Que les quelques pastilles distribuées en plus de l’eau, du papier toilette et des serviettes hygiéniques n’auront pas été inutiles. Et on repart avec encore plus de rage pour lutter contre ce monde injuste. D’autant que le feu de l’actualité est ailleurs, et que les migrant·es qui traversent le Mexique sont «invisibilisés».

Bernard Borel est pédiatre FMH, conseiller communal à Aigle.

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lundi 8 janvier 2018

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