On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste
Comme si une défaite électorale (qui n’est cependant qu’une défaite électorale, pas une défaite historique…) ne suffisait pas, les Verts suisses ont été abreuvés de bons conseils de modération, d’abandon des soutiens qu’ils pouvaient apporter aux plus radiaux des militantes et militants «climatiques», de retour à la raison raisonneuse et résonnante de la recherche du consensus… Tous bons conseils accompagnés de la bonne dose d’hypocrisie – comme les larmes de crocodile versées sur le sort électoral de Lisa Mazzone par des représentant·es des mêmes partis politiques qui, à Genève, ont œuvré pour sa défaite et l’élection d’un MCG à sa place: «Une excellente collègue qui a construit des ponts pour trouver des solutions sur le fond», selon le PLR Andrea Caroni… Après tout, pour la droite, une bonne candidate verte est sans doute une candidate non élue…
Il faudrait donc que les Verts soient moins verts, moins clivants, cesser de faire peur avec la fin du monde et se préoccuper d’abord (avec modération) de la fin du mois… mais qui voterait pour des Verts devenus rose pâle? Tout conseil de «modération» adressé à des partis ou des mouvements créés pour amener à un changement social profond, radical, est absurde – il l’est tout autant quand il est adressé à des socialistes, pour peu qu’ils n’oublient pas que le socialisme n’est pas un aménagement du capitalisme, mais une alternative au capitalisme. Socialistes ou Verts, nous n’avons pas à nous modérer. Il nous faut même, pour être entendu·es – à supposer que nous souhaitions l’être – parler plus fort qu’il ne faudrait, et peut-être plus violemment – exprimer une pensée plus simplifiée que celle qui nous vient.
Le murmure ambigu par lequel se dit le mieux l’état du monde, le projet de le changer et le contenu de ce changement resteraient inaudibles, submergés par le bruit de la connerie marchande, s’ils n’étaient introduits par le fracas d’un discours d’autant plus péremptoire que sa clarté sera faite du refus de l’apparente tolérance pluraliste du champ médiatique – tolérance apparente puisque, derrière cette polyphonie, on retrouve toujours la même vieille ligne mélodique, monodique, qui fait office de critère de sélection de ce qui méritera d’être relaté, diffusé, et de ce qu’il conviendra de taire et de celer.
Ce mouvement ne déplace aucune ligne, et surtout pas celle qui sépare les dominants des dominés, les compétents des exécutants, le pouvoir de ceux sur qui il s’exerce. Qu’on ne nous reproche pas d’être péremptoire: nous ne le sommes que pour pouvoir ne plus l’être une fois franchi le mur du silence qui enterre les pensées du changement. Dans ce monde, il faut d’abord crier pour pouvoir ensuite parler. Et peut-être vraiment mentir pour pouvoir mentir vrai.
On reproche aux Verts leur discours apocalyptique? Mais l’Apocalypse est un mythe chrétien, pas un programme écologiste, et si les Quatre Cavaliers portent d’autres noms et d’autres armures, ils galopent toujours dans nos têtes, seulement un peu technicisés, et à peine laïcisés. C’est sans doute à la fois une mise en scène de nos peurs et une manière de nous hausser au rang des dieux que nous croire capables de détruire notre monde en réchauffant son atmosphère, en déréglant son climat, en manipulant les gènes du vivant… Mais le sort de la planète est scellé et sa disparition n’est qu’une question de temps, elle continuera son destin de planète jusqu’à son terme, jusqu’à ce qu’un soleil agonisant la bouffe.
Nous pouvons bien en revanche détruire son écosystème, c’est-à-dire le nôtre et celui de toutes les espèces vivantes. Ce n’est pas le sort de la planète qui nous importe, c’est le sort de celles et ceux qui la peuplent. Or un milliard d’humains ne disposent pas d’eau potable et des dizaines de milliers de personnes meurent chaque jour pour avoir bu de l’eau non potable; chaque jour, une quinzaine d’espèces animales disparaissent. Nous menaçons donc, à long terme, sinon la vie, du moins la vie humaine sur cette planète qui reste, à notre connaissance, la seule à l’abriter, la seule à pouvoir abriter notre espèce. Cela signifie que la poursuite du mode de production, de consommation et de consumation qui est le nôtre nous menace, nous, humains. Comment être «modérés», «consensuels», «non-clivants» face cette course aveugle et obstinée à l’abîme? Mais s’il est possible à un système social de menacer la vie des humains, il est possible, aussi, aux humains de se débarrasser de ce système.
Le temps nous est compté – l’idée même d’une fin des temps suppose un cours linéaire des temps historiques: puisqu’il y eut un début, il y aura une fin et, entre ce début et cette fin, une logique. Il n’y a d’ailleurs pas que le temps qui nous soit réellement compté, si nous ne renonçons pas à rendre ce monde vivable pour toutes celles et tous ceux qui, humains, y vivent et après nous vivront. Le plus soixante-huitard des films soixante-huitards, L’An 01, le film écolo majuscule nous y invitait: «On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste»! C’est pas triste, non. A condition cependant, après avoir «tout arrêté», d’être capables de repartir dans une autre direction; d’être capables non seulement de réfléchir après s’être arrêtés, mais aussi d’agir, et de s’insoumettre après s’être indignés.
«La vraie question n’est pas de savoir pourquoi les gens se révoltent, mais pourquoi ils ne se révoltent pas», résumait Wilhelm Reich. Nous ne pouvons pas attendre. Attendre qu’on nous écoute pour parler, attendre qu’on nous comprenne pour expliquer, attendre d’être aimé pour aimer, attendre qu’on nous suive pour agir, attendre d’avoir tout prêt, sous la main, complet et définitif, le modèle de la nouvelle société pour se défaire de l’ancienne. Attendre qu’on nous donne le conseil d’être moins radicaux pour l’être autant qu’il est nécessaire de l’être…
Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.