Buffet froid
L’Histoire est un grand congélateur. Ouvrir la porte, se saisir d’un de ces moments figés pour lui redonner vie: voilà le geste qu’exécute Justine Niogret dans son dernier roman, Quand on eut mangé le dernier chien. Sans la dénaturer, l’auteure française ranime la tragique expédition menée par Douglas Mawson, Xavier Mertz et Belgrave Ninnis au début du siècle dernier. Tout en suivant avec précision leur pénible progression dans les confins de l’Antarctique, sa plume aiguisée brave l’hostilité perverse de la banquise; elle en fait un «monstre de glace» dont la gloutonnerie ne connaît pas de limite. L’espace lui-même semble infini – rien que du blanc, du vent, du rien. Face à ce vide immense, l’équipage en mission (trois hommes, dix-sept chiens, des vivres et du matériel) paraît minuscule: sur une vaste nappe blanche, quelques miettes égarées.
Or Justine Niogret maîtrise si parfaitement son sujet qu’on éprouve un saisissant sentiment de proximité vis-à-vis du groupe. Elle parvient à nous transporter dans un microcosme crédible et riche, qui résulte d’une sérieuse documentation historique et technique, d’une part, et d’une profonde empathie, d’autre part. La mise en valeur de chacun des quatre ingrédients (bêtes, hommes, nourriture, objets) et de leur interdépendance favorise le réalisme du récit, dans lequel on se laisse facilement immerger. La fiction que concocte l’écrivaine à partir de ces matières premières se révèle être une effroyable réduction: au gré des chapitres, dont les titres déclinent le nombre de chiens encore vivants, s’amenuise peu à peu la fragile expédition, engloutie par les glaces insatiables…
Justine Niogret, Quand on eut mangé le dernier chien, Ed. Au Diable Vauvert, 2023, 212 pp.