Contrechamp

Vers la judiciarisation de la politique?

Activistes du climat, justice, monde politique: qui va faire avancer la cause climatique? Infoprisons a consacré à la question le 3e volet de son dossier «L’Etat de droit et la démocratie entre les mains de la justice?». En matière de politique climatique suisse, la tendance est à la judiciarisation. Confrontée à cet enjeu, il semble que «la justice se cherche».
Vers la judiciarisation de la politique? 3
Une pancarte aux abords du Tribunal d’arrondissement de la Sarine en juin 2021, après la condamnation en première instance d’une trentaine d’activistes du climat qui avaient entravé l’accès d’un centre commercial à Fribourg durant le Black Friday 2019. KEYSTONE
Politique et droit (III) 

Personne n’a oublié le déferlement des méga-manifestations en faveur de la lutte contre le dérèglement climatique dès l’année 2018. Mais il convient aussi de rappeler qu’à l’origine de ce mouvement, il y eut la militante suédoise Greta Thunberg, seule à faire la grève de l’école tous les vendredis pour le climat, assise devant le parlement à Stockholm. Un an plus tard, il y avait 4 millions de manifestant·es mobilisé·es tous les vendredis dans 150 pays! Aujourd’hui, le mouvement est considéré comme fléchissant, voire en voie d’extinction. C’est plutôt qu’il se diversifie et expérimente de nouvelles stratégies.

Tous ces collectifs ou mouvements visent des cibles certes différentes mais complémentaires, toutes en lien avec le climat: l’eau, la terre agricole, la biodiversité, la construction, les énergies fossiles, la finance, le trafic, etc. Parés de noms évocateurs tels que le «Collectif des orchidées», les «Grondements des terres», les «Aînées pour le climat», «Extinction Rebellion» ou «Renovate Switzerland», ils sont en passe de constituer un réseau international de militant·es, toutes et tous connectés à la problématique globale de la sauvegarde des conditions de vie sur Terre.

La confrontation avec la police et la justice

Quoi qu’en dise l’opinion publique, qui passe pour violemment réfractaire à ces méthodes, ça marche! Une étude de l’EPFL a tenté de mesurer pour la première fois l’effet de cette mobilisation en Suisse et dans le monde. Selon cette enquête, 66,5% des Suisses disent soutenir Greta Thunberg, dont un tiers qui déclarent avoir, grâce à elle, changé leur comportement en faveur de l’environnement. Les militant·es suisses, eux, bénéficient de 54% d’avis favorables.

Comme il fallait s’y attendre, les forces de l’ordre n’ont pas laissé passer sans broncher les cortèges et les actes de désobéissance. Leur réponse fut parfois brutale. Pour ce qui concerne la justice, présenter ici une récapitulation de tous les procès qui se sont tenus en Suisse et les procédures encore en cours est mission impossible! 1> On peut se référer à la thèse de Claire Demay, avocate: «Désobéissance civile et procès climatiques en Suisse», 2023. Une des raisons réside dans le refus la justice de traiter collectivement la cause des participant·es à une même action. Cette situation représente un gros préjudice pour les militants et les militantes qui souhaitaient faire des tribunaux la caisse de résonance de leurs revendications.

Une justice pas si figée?

A la lecture des comptes-rendus des procès, on a le sentiment que la justice est incertaine, qu’elle se cherche. Peut-être n’est-elle pas si rigide qu’on le dit? Les avocat·es Irène Wettstein et Raphaël Mahaim, qui ont défendu les jeunes activistes climatiques «joueurs de tennis» dans le hall de Credit Suisse à Lausanne, donnent leur avis.

Raphaël Mahaim: C’est vrai que le débat juridique est un peu chancelant: on sent très bien qu’il y a un champ de tension entre l’obligation de sanctionner et l’acquittement. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu ce printemps un premier arrêt en matière climatique: il a acquitté un militant qui s’était enchaîné au portail d’une mine d’argent et de minéraux précieux en Roumanie, bloquant l’accès à la mine. Les forces de l’ordre étaient intervenues, mais la Cour a estimé qu’il faisait usage de sa liberté d’expression. Si la jurisprudence suit cette ligne pour nos affaires, une foule de cas similaires en profiteront. En fait, on navigue sur cette ligne de crête où on voit bien qu’avec la répression pénale, il y a quelque chose qui ne joue pas.

Irène Wettstein: Ce qui est intéressant, c’est que de nombreux juges n’avaient jamais entendu parler de la crise climatique et qu’ils se trouvent confrontés à de nombreux activistes qui leur parlent chaque fois de leurs angoisses. Le risque, c’est que la justice tente d’éviter les procédures orales pour empêcher la publicité faite à la cause des activistes, et tout se passera par écrit. PROPOS RECUEILLIS PAR ACMS

Cette manière de procéder a conduit à produire une sorte de patchwork de décisions disparates, sans cesse remises en question par des recours à répétition. De ce fait, le temps long des procédures risque d’égaler le temps long de la politique, alors que l’urgence des mesures à prendre est au centre de tous les débats. De plus, les pratiques sont variables d’un canton à l’autre. Un observateur note que la justice offre «un paysage imprévisible où les jugements se suivent sans se ressembler». Pourtant, le code pénal est fédéral et son application devrait être la même dans tout le pays. 2> Boris Busslinger, Le Temps, 20.07.03. Mais si la justice donne une impression de flottement, c’est peut-être l’indice d’une capacité à se remettre en question, alors que le blocage sur la loi et le droit actuel semblait hermétique.

Un indice que les prévenu·es ne perçoivent pas. Les procès, représentent pour eux une menace et une frustration: les causes pour lesquelles ils et elles se mobilisent n’occupent pratiquement aucune place dans les tribunaux, l’audition d’expert·es climatologues étant souvent refusée au motif que le problème est connu. D’ailleurs le Tribunal fédéral, dans ses arrêts, a jugé que le danger n’était pas imminent. Il n’est donc question que d’«entraves aux services d’intérêt général», ou de «refus de se soumettre aux ordres de l’autorité».

S’il apparaît que les préoccupations de la justice sont, sauf exception, très éloignées de celles des collectifs militants, le fossé est encore plus profond entre ces derniers et les élu·es. Même les activistes manifestement non violents suscitent chez certain·es une réprobation quasi viscérale. A Berne, le conseiller national Mike Egger a par exemple déposé une motion pour que tout blocage de route soit puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Il considère que quiconque se colle la main au bitume doit être traité·e comme un·e terroriste. Du côté de l’UDC, on estime en effet que les activistes imposent leur idéologie de la même manière que les djihadistes!

Pourtant, si certains activistes du climat se montrent méfiant·es, voire hostiles vis-à-vis des institutions politiques, d’autres sont des élu·es ou étaient candidat·es aux élections fédérales d’octobre. Le collectif «Grève du climat» avait même publié dans la presse un appel à voter: «Pour nous, ne pas voter (…) c’est laisser le champ libre à la droite. (…) Dans tous les cas, nous n’avons pour l’instant pas le luxe de délaisser ni les urnes ni la rue». 3> Extraits de l’appel de la Grève du climat paru dans Le Courrier, 11.10.23.

Selon un récent communiqué, l’agence onusienne pour l’environnement (PNUE) se réjouit du fait que «les citoyens se tournent de plus en plus vers les tribunaux pour lutter contre la crise climatique et demandent des comptes aux gouvernements et au secteur privé». Elle indique qu’il y aurait actuellement 2180 actions judiciaires en cours devant 65 instances dans le monde entier. 4> ONU/PNUE: communiqué du 27.07.23. De leur côté, les «Aînées pour la protection du climat» ont des raisons d’espérer que le verdict de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) leur sera favorable et condamnera la Suisse. Si c’est le cas, ce jugement aura des répercussions considérables sur le plan international.

Cette situation indique donc clairement une tendance à la judiciarisation de la politique. Du moins pour ce qui concerne la crise climatique. Ce n’est pas le cas dans d’autres domaines. 5> A lire sur www.infoprisons.ch

Notes[+]

* L’intégralité de ce texte est à lire sur le site www.infoprisons.ch

Précédents volets parus dans Le Courrier, Contrechamp des 19.12.2022 et 17.04.2023.

Opinions Contrechamp Anne-Catherine Menétrey-Savary Politique et droit (III) 

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