Pour une économie inclusive et durable
Depuis un certain nombre d’années, des biens et services de bonne qualité écologique et sociale sont apparus dans pratiquement tous les secteurs économiques, mais parfois encore confinés dans des marchés de niche. Un obstacle majeur à la généralisation de ces bonnes pratiques est que la rentabilité financière peut tout à fait s’obtenir en générant des coûts écologiques et sociaux tels que du gaspillage à la production ou à la consommation (eau, énergie, sol, matières); des pollutions des eaux, de l’air et des sols et le changement climatique; des dégradations de prestations écosystémiques; des atteintes à la santé au niveau de la production ou de la consommation; ainsi que des dépendances géopolitiques.
Ces externalités négatives sont imposées à autrui et leur coût n’est pas assumé par leurs auteurs, ni reflété dans les prix, qui sont dès lors artificiellement bas et attractifs: le bon marché est souvent cher payé – par d’autres! Quant aux externalités positives, il s’agit d’activités utiles à la société, mais les recettes qu’elles parviennent à réaliser sur le marché ne suffisent pas à les financer; c’est le cas dans les secteurs des transports publics, de la production agricole ou de l’économie circulaire. Oublier d’intégrer de tels éléments dans les prix, c’est organiser la sous-enchère écologique et sociale.
Un concept tronqué
Le concept économique dominant considère a priori comme illimitées les capacités des systèmes naturels à nous fournir en ressources et à digérer nos rejets. Avec cette approche insouciante de ses propres bases – tout comme des inégalités d’accès aux ressources – on continue à opposer préservation de la nature et économie, comme si la nature n’était pas indispensable à toute production économique. René Passet l’avait souligné en 1979 dans son livre précurseur L’économique et le vivant: «la reproduction du capital n’assure pas celle de la biosphère»; «l’économie doit donc retrouver la logique du milieu naturel – physique aussi bien que vivant»1>Passet R., L’économique et le vivant, Payot, Paris, 1979..
La nature doit être protégée pour elle-même. Mais aussi pour les services qu’elle rend. Elle constitue une forme d’économie, travaille et, par son travail, accumule du capital – le capital-nature. Si nous voulons nous assurer de la pérennité de ses prestations, il s’agit de bien la gérer.
Il en résulte un étagement de trois catégories de capital non substituables entre elles: le capital naturel; le capital humain; le capital financier. Et de même qu’on donne une valeur aux deux derniers, on doit chercher à estimer à sa juste valeur l’apport du capital naturel. La nature offre gratuitement ses services, mais leur altération a un prix; calculer la valeur du travail de la nature peut ainsi se faire à travers la notion de coût de remplacement.
En 1997, l’Université du Maryland avait chiffré à 33 000 milliards de dollars par an l’apport de la biomasse planétaire aux activités humaines, montant réévalué à 125 000 milliards en 2015. La contribution annuelle de la pollinisation a été estimée à elle seule à 577 milliards de dollars en 2019 par l’IPBES.2>IPBES, Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, mai 2019, www.ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr Quant à l’apport des abeilles pour l’agriculture suisse, il a été chiffré en 2017 par Agroscope à 350 millions de francs par an.3>Agroscope (le centre de recherche agronomique de la Confédération), «La pollinisation par les abeilles également importante pour les grandes cultures», communiqué du 12 septembre 2017.
Reconnecter l’économie
L’étude «Economie des écosystèmes et de la biodiversité» menée entre 2007 et 2010 par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a permis de systématiser ces données qui devraient désormais figurer en bonne place dans les comptabilités d’entreprises et publiques. Car, souligne le PNUE, «la non-intégration des valeurs des services écosystémiques et de la biodiversité dans la prise de décision économique a entraîné la perpétuation d’investissements et activités dégradant le capital naturel».
L’économie est aujourd’hui non seulement déconnectée de ce qui la rend possible, mais aussi de ce qui la légitime: répondre à une hiérarchie des besoins, comme le met en évidence l’économiste britannique Kate Raworth dans sa célèbre image du Donut4>Raworth K., La Théorie du Donut – L’économie de demain en 7 principes, Plon (version française), Paris, 2018.. Il s’agit dès lors de conjuguer de pair création de valeurs financières, écologiques et sociales, et d’affirmer que l’entreprise n’est pas seulement redevable à ses propriétaires (shareholder value), mais aussi et d’abord aux parties prenantes pouvant être affectées – positivement ou négativement – par elle (stakeholder value). A savoir ses client·es, ses salarié·es et ses fournisseurs mais également les communautés dans lesquelles elle agit et ses bases naturelles.
Dès lors, la maximisation du retour sur investissement, à l’inverse des théories néfastes de l’Ecole de Chicago5>Référence à l’Institut d’économie de l’Université de Chicago, où des théoriciens comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman ont développé le concept d’autorégulation de l’économie – celle-ci se porterait d’autant mieux qu’on n’y intervient pas –, en niant tous les dysfonctionnements et limites du marché., ne doit pas être le seul objectif assigné à l’entreprise, ni même le plus important; les bénéfices – raisonnables – doivent être réinvestis dans l’entreprise ou affectés à des buts d’utilité publique. Et il s’agira de passer de l’agro-industrie à l’agro-écologie, seule façon de nourrir une population croissante sans dégrader les sols, le climat ou la condition paysanne; de la multiplication des molécules écotoxiques aux substances à l’innocuité établie et aux matériaux sans effets négatifs; de la priorité à l’aéronautique au (re)déploiement du ferroviaire; de la finance spéculative et hors sol à la finance durable; de la sous-enchère globale au commerce équitable et à la résilience locale; des énergies fossiles et fissiles aux sources renouvelables et à la sobriété énergétique; de l’obsolescence et du gaspillage à la circularité de la matière et des objets.
Pour être acceptée économiquement et socialement, une telle mutation doit présenter un bilan favorable en termes d’emplois et donner de nouvelles perspectives aux entreprises. Ainsi, l’OIT calculait en 2019 que la transition énergétique créera 18 millions d’emplois nets et l’économie circulaire 7 millions nets6>OIT, Organisation internationale du travail, «Une économie verte créatrice d’emplois», Genève, 2018.; aux Etats-Unis, les énergies renouvelables offrent 26 fois plus d’emplois (923’000)7>IRENA, Agence internationale pour les énergies renouvelables, Renewable Energy and Jobs, Review 2022. que le charbon (35’000)8; l’Agenda 2030 nécessite «380 millions de nouveaux emplois d’ici 2030» (ONU, 2019) et le programme européen sur l’économie circulaire générera 700’000 emplois d’ici 2030.
Les exigences de la durabilité appellent une mutation du même ordre que celle qui a permis, au milieu du XXe siècle, au monde industrialisé de passer de la pénurie à une abondance devenue obsolescence des biens et des personnes, pour aller vers une économie de l’utilité, de l’inclusion et du bien commun, insérée dans les limites planétaires. L’économie sociale et solidaire, le commerce équitable et l’économie circulaire en sont des axes importants.
On ne peut pas attendre que le marché choisisse de lui-même ce qui est le plus vertueux, c’est pourquoi les engagements volontaires et les bonnes pratiques qui ont fait leurs preuves doivent désormais devenir la loi pour toutes et tous. Car aussi longtemps que les conditions cadres permettront de faire de nombreuses bonnes affaires au détriment de ses semblables et des écosystèmes, la durabilité sera à la peine.
Croissance et décroissance, le grand malentendu?
Pour les uns, c’est croître ou périr; pour les autres, croître et périr! Or, la question n’est pas la «croissance», mais ce qu’elle comprend. Ainsi que le postulait le rapport Brundtland8>Notre avenir à tous, rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, Montréal, 1988. en 1987, «il faut en effet modifier le contenu même de cette croissance, faire en sorte qu’elle engloutisse moins de matières premières et d’énergie et que ses fruits soient répartis plus équitablement» (p. 61). Car ce qui doit impérativement décroître – et de beaucoup – est notre empreinte écologique: sur les neuf limites planétaires définies en 20099>Rockström J., et al., «Planetary Boundaries: Exploring the Safe Operating Space for Humanity», Ecology and Society, vol. 14, no 2, 2009., six sont déjà dépassées… Pour ce faire, la part des énergies renouvelables doit massivement croître, comme celle de l’agro-écologie, de l’économie circulaire, des transports publics et de la finance durable, pour que puisse décroître l’emprise de l’automobile, de l’aviation, de l’agrobusiness, du pétrole, du plastique et de la finance spéculative. RL
Indicateurs, dépasser un PIB trompeur
Constitué de l’addition des mouvements financiers sur un territoire quelle qu’en soit la cause – une invention bénéfique ou un accident –, le Produit intérieur brut (PIB) ignore ce qui se situe hors de la sphère marchande: le travail bénévole au sein de la famille, l’engagement associatif, le lien social, la qualité de vie, la production non commerciale. Il est tout aussi muet sur la répartition des ressources et les stocks. Pour l’économiste belge Paul Jorion, «un PIB en pleine forme peut être l’indice d’une accélération du processus destructeur»10>Jorion P., Misère de la pensée économique, Coll. Champs no 1143, Flammarion, 2015.. Il est temps d’encadrer le PIB par la durée moyenne de la scolarité, l’espérance de vie à la naissance, les émissions de CO2 et la consommation de matières d’un pays par habitant – à savoir les composantes de l’Indice de développement humain ajusté aux pressions exercées sur la planète (IDHP), proposé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). A moins de lui préférer la notion de Bonheur national brut. RL
Notes
René Longet est expert en durabilité, ancien élu socialiste.