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«Après la rue, occupons les institutions!»

Observant un accroissement de l’injustice sociale doublé d’un essoufflement dans les rangs féministes, Manuela Honegger dresse le bilan des luttes passées et propose sur cette base d’investir les sphères du pouvoir politique.
Grève féministe

En juin 2019, plus d’un demi-million de femmes*, de minorités de genre et d’hommes solidaires de tous âges et de toutes nationalités sont sorti·es dans les rues avec joie et colère. Elles ont quitté les foyers où elles assurent gratuitement le travail reproductif. Elles ont quitté leurs lieux de travail, qu’ils soient qualifiés ou non, où elles sont sous-rémunérées. Elles sont sorties de l’ombre des rues où le harcèlement est leur lot quotidien. Elles ont convergé vers les rues et les places où elles sont finalement devenues visibles. A travers des slogans percutants comme «plus de respect, plus d’argent, plus de temps», «seul un oui est un oui», ou encore «on est fortes, fières, féministes, et en colère», elles ont élevé leur voix et se sont fait entendre. Elles sont devenues un sujet politique. C’était notre MeToo national, un printemps des femmes*. De manière décentralisée et grâce à l’appui des syndicats, nous avons formé le plus grand mouvement social suisse depuis la Grève générale de 1918.

Depuis, le mouvement féministe refuse de disparaitre. Il persistera jusqu’à ce que les revendications issues de la grève de 2019, ainsi que celles qui ont émergé depuis, notamment en réaction à la pandémie de Covid-19 et à la crise du pouvoir d’achat, soient pleinement satisfaites. Le 14 juin 2023, nous sommes à nouveau descendues dans les rues, rassemblant plus de 300’000 personnes.

Cependant, malgré le succès de cette mobilisation, je constate parmi les militantes·x un certain essoufflement. Et ce alors que nous faisons face à une résistance significative de la part du patriarcat et de la droite, avec un sexisme, un racisme et un classisme qui s’expriment de manière de plus en plus décomplexée, comme nous pouvons le constater en période électorale. Nous assistons à un véritable retour de bâton.

Dans ce contexte, il est essentiel que le mouvement féministe procède à une évaluation de la situation actuelle. Nous devons examiner nos réussites et les acquis de nos luttes, tout en identifiant nos points faibles et les obstacles qui entravent la réalisation de nos revendications, et ce, afin de développer de nouvelles stratégies pour les imposer.

Quels progrès concrets avons-nous constatés depuis 2019? Bien sûr, certaines de nos revendications sont désormais plus présentes dans le débat public, et nous observons une légère amélioration du respect des différences de genre. Au sein des institutions politiques, nous avons acquis une plus grande représentation des femmes et une réforme de la loi pénale concernant les violences sexuelles. Ces avancées sont indéniablement positives.

Cependant, la liste des féminicides continue de s’allonger, et en ce qui concerne nos demandes de justices sociales, de redistribution, de transformation du travail, nous devons admettre une perte nette: la loi sur l’égalité salariale qui a été acceptée manque de contraintes et de sanctions efficaces; l’initiative sur le congé parental a été rejetée et l’âge de la retraite a augmenté, et ce malgré un «non!» clair et répété des femmes par vote populaire. La situation sociale des femmes ne s’est guère améliorée: la précarité exacerbée des ménages monoparentaux s’est perpétuée; la pauvreté absolue touche près d’une femme suisse sur dix et une femme migrante sur huit en Suisse.

Quatre ans après le début du mouvement de la grève féministe en Suisse, le bilan est ainsi mitigé, en particulier concernant la réalisation de la justice sociale. Comment expliquer ce constat malgré la vigueur de notre mouvement et notre dévouement indéfectible? A mon sens, la principale explication réside dans le défaut de concrétisation de nos revendications au sein des sphères du pouvoir politique.

Remémorons-nous les mouvements sociaux historiques en Suisse, tels que la Grève générale de 1918, qui, canalisés politiquement par les syndicats et les partis de gauche ont conduit à la création de nouvelles institutions de sécurité sociale, à l’instar de l’AVS en 1947. Pensons également au suffrage féminin, à l’assurance perte de gain, ou aux droits politiques pour les étrangers. Tous ces acquis politiques tangibles ont nécessité une articulation entre les revendications portées par les mouvements sociaux et les syndicats et leur traduction dans le cadre de la politique institutionnelle. Or cette articulation est encore insuffisante pour les demandes issues de la grève féministe.

Indubitablement, la politique institutionnelle n’est pas le domaine le plus noble au monde; c’est plutôt un champ de bataille où les rapports de domination s’expriment de manière flagrante. Historiquement, les partis et les institutions politiques ont été réservés aux hommes, à ceux qui disposent de moyens financiers, aux citoyens et à la population blanche. La société continue de privilégier l’idée que nous, les femmes, les personnes défavorisées, les migrant·es et les minorités de genre, restions confinées à nos «rôles traditionnels», loin des sphères fédérales, cantonales et communales. Par ailleurs, il ne suffit pas d’élire des femmes pour que les demandes de justice sociale et de redistribution issues de la grève soient représentées.

Cependant, nous ne pouvons pas simplement nous replier dans nos sphères privées, que ce soit au niveau individuel, collectif ou familial, et nous laisser submerger par notre épuisement chronique. Le danger est bien trop grand que nos voix et nos slogans, portés dans l’espace public, ne se traduisent pas en changements concrets pour les femmes qui les clament, alors qu’elles en ont un besoin pressant!

Aujourd’hui, la Grève féministe doit continuer à être le berceau de notre imagination politique et de notre solidarité, un endroit où les utopies se concrétisent immédiatement. Cependant, il nous faut aussi rejoindre les syndicats pour renforcer le combat pour la justice sociale dans toutes les sphères du travail. Il est également de notre responsabilité de rejoindre un parti politique, de siéger dans nos parlements, d’accéder à des postes au sein des exécutifs, et d’imposer avec les hommes solidaires nos visions au sein de nos institutions politiques.

Après avoir investi les rues et fait résonner nos voix, il est temps d’occuper les institutions de manière combative et constructive.

Manuela Honegger est membre du Collectif neuchâtelois pour la grève féministe.

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