Lip: un pan de la mémoire ouvrière
Le 29 septembre 1973, 100 000 manifestant·es convergent vers Besançon pour une marche géante en soutien aux salarié·es de l’usine d’horlogerie Lip, occupée depuis la fin du printemps pour s’opposer au licenciement de la moitié du personnel. Depuis le mois de juin, les travailleur·euses de Lip ont remis en marche les machines et relancé la production de montres. Comme le dit alors leur slogan diffusé partout: «C’est possible: on fabrique, on vend, on se paie!». Exactement cinquante ans plus tard, l’Université de Lausanne consacrera une journée d’étude – «La Suisse et Lip» – à ce moment essentiel de l’histoire ouvrière et syndicale européenne, à laquelle toutes les personnes intéressées sont invitées. Cette rencontre prend place dans un programme franco-suisse courant sur toute l’année 2023 et associant les universités de Besançon, de Dijon, de Haute-Alsace et de Lausanne.
Une lutte profondément originale
Rachetée progressivement par l’entreprise suisse Ebauches SA (l’ancêtre de Swatch) à partir de la fin des années 1960, Lip est volontairement affaiblie par ses nouveaux propriétaires qui souhaitent en faire une simple fabrique d’assemblage de composants produits en Suisse. Le conflit s’accélère après le dépôt de bilan en avril 1973. En juin, les administrateurs provisoires nommés par le pouvoir sont brièvement séquestrés dans l’usine, et les salarié·es décident de prendre les montres en otage, qu’ils et elles cachent alors en de multiples endroits dans et autour de Besançon.
Ce conflit n’apparaît pas par hasard à Lip. L’usine connaît en effet depuis de nombreuses années une intense activité syndicale, marquée par une collaboration assez étroite entre la CGT et la CFDT. En 1973, un comité d’action rassemblant syndiqué·es et non-syndiqué·es et animé, entre autres, par Jean Raguenès, enrichit cependant de manière tout à fait essentielle cette activité, et est à l’origine de certaines des propositions les plus originales de la lutte qui s’engage alors.
Le 18 juin, l’assemblée générale de l’usine décide en effet de remettre en marche les chaînes de production et de vendre les montres pour assurer un revenu aux salarié·es. Cette décision inédite conduit à la première «paie sauvage», le 2 août. Comme le dit alors une des figures du mouvement, Roland Vittot, «pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier en France, les ouvriers se sont payés eux-mêmes». Ce qu’il faut préciser, c’est que ce sont des ouvriers et des ouvrières, car la moitié du personnel de Lip était féminin, et pour certaines d’entre elles le conflit constitue une expérience transformatrice, les amenant à contester le pouvoir patriarcal, à l’usine comme au foyer. Le témoignage de Monique Piton, très active dans le conflit, est à cet égard essentiel.
Le gouvernement fait violemment évacuer l’usine par les forces de l’ordre le 14 août, mais celle-ci se déplace en d’autres endroits de Besançon (salles de sport, cinémas…), suivant un autre slogan resté célèbre: «l’usine est là où sont les travailleurs». La vente de montres se poursuit et permet de payer les salarié·es jusqu’au mois de décembre. Le 30 janvier 1974, les accords de Dole sont signés et une nouvelle entité, dirigée par Claude Neuschwander, membre du PSU (Parti socialiste unifié) et, convaincu que l’entreprise est viable, réembauche les Lip dès le mois de mars. A la fin de l’année, tou·tes les salarié·es en lutte ont retrouvé un emploi dans l’entreprise.
La victoire est pourtant de courte durée puisqu’un nouveau conflit éclate dès 1976 et se terminera, amèrement, après l’échec d’une reprise de la production en coopératives.
Populariser la lutte
Si les Lip arrivent à tenir l’occupation puis la production et la vente de montres pendant aussi longtemps, permettant de maintenir le rapport de forces avec le patronat et l’Etat jusqu’à la garantie du maintien de tous les emplois, c’est en partie grâce à l’immense travail de popularisation qu’elles et ils ont entrepris, épaulé·es par de nombreux soutiens. Collectifs de réalisateur·ices, d’écrivain·es, troupes de théâtre et chanteur·euses s’installent dans l’usine ouverte au public, prennent part à la commission «popularisation» lancée par les Lip et racontent le conflit en cours «partout».
L’historien Donald Reid considère que l’ouverture des portes de l’usine et la volonté de ne pas limiter les actions à son espace sont centrales pour comprendre les événements. «Il faut que ça se sache partout» scande Charles Piaget, l’une des figures du conflit (membre de la CFDT), à l’assemblée générale du 18 juin 1973. Le mot d’ordre est repris dans les chansons de Claire Martin, artiste bisontine qui sillonne les routes de France, s’arrêtant avec une délégation Lip là où on voudra bien les entendre. Elle donne ainsi des concerts pendant l’été 1973 pour raconter ce que vivent les Lip, notamment sur le plateau du Larzac. Dans le 45 tours qu’elle enregistre, intitulé «Lip, un combat, un espoir», elle fait alterner des vers co-écrits avec les Lip avec des extraits de l’assemblée générale qui débouche sur la relance des machines.
Outre la chanson, la popularisation se fait aussi au moyen du cinéma, grâce à une série de films, dont le plus important à l’époque est Non au démantèlement, non aux licenciements réalisé par Dominique Dubosc. Le film circule dans toute la France, et on estime qu’il est vu par 300 000 personnes. Les séances permettent de faire connaître les revendications de Lip et de récolter un soutien financier. De nombreuses images filmées durant ces mois de lutte apparaissent dans Lip, l’imagination au pouvoir (2007) de Christian Rouaud, qui sera projeté ce jeudi 28 septembre à la Cinémathèque suisse (programme ci-dessous).
Lip et la Suisse
La journée d’étude qui aura lieu à l’Université de Lausanne le 29 septembre permettra de se pencher sur un aspect assez peu étudié du conflit Lip: les rapports entre Lip et la Suisse. C’est en effet à Neuchâtel que se situe le siège social de l’entreprise Ebauches SA, et une usine Lip existe à Genève depuis 1959 (elle ferme toutefois en 1971).
Dans les milieux horlogers et dans l’opinion publique, en Suisse romande mais aussi dans le reste du pays, le conflit Lip suscite un fort intérêt. C’est particulièrement le cas pour les organisations de la Nouvelle Gauche nées dans le sillage de 1968, pour des groupes de syndiqué·es critiquant la sanctuarisation de la «Paix du travail» – notamment dans les syndicats chrétiens ou dans le Comité Métaux de la FTMH à Genève –, ou encore pour des féministes du MLF qui voient dans Lip une lutte exemplaire.
En Suisse se structurent des actions de solidarité avec les salarié·es de Lip. En relation directe ou indirecte avec ce qui se joue à Lip, des militant·es suisses organisent, accompagnent ou soutiennent toutes sortes de mouvements de contestation en Suisse et en France: des grèves, parfois elles aussi avec occupation, comme par exemple à la Sarcem, une entreprise de mécanique de précision dans la banlieue genevoise; des tentatives d’autogestion, comme à l’imprimerie du Courrier; des manifestations, et notamment la participation de nombreux·euses militant·es suisses au cortège du 29 septembre 1973 à Besançon; des aides financières à destination des Lip, avec organisation de la vente de montres Lip en Suisse; des visites à l’usine de Besançon.
A partir de riches archives, de témoignages précieux et des apports récents de l’historiographie, il est aujourd’hui possible d’étudier pour la première fois en profondeur ces aspects d’une histoire transnationale de Lip et de la contestation politique et sociale dans les années 1970, où les pays de l’arc jurassien jouent un rôle majeur.
PROGRamme
Jeudi 28 septembre, 18h30, Cinémathèque suisse (Casino de Montbenon): Projection du film Lip, l’imagination au pouvoir (C. Rouaud, 2007), précédée d’une présentation par Pierre-Emmanuel Jaques.
Vendredi 29 septembre, Université de Lausanne, bâtiment Géopolis, salle 2129 (le matin) et 1620 (l’après-midi) (métro m1, arrêt UNIL-Mouline):
– 9h30: Accueil
– 10h: Antoine Chollet: «Autogestion, les aventures d’une idée avant, pendant et après Lip»
– 10h40: Frédéric Deshusses: «Projet autogestionnaire et investissement industriel pendant la grève et l’occupation de l’imprimerie du Courrier à Genève (1976-1977)»
– 11h30: Laurent Tissot: «‘Lip Besançon – Ebauches SA Suisse. Même patron, même combat’. Les raisons de la colère»
– 12h10: Cécile Péchu: «Lip, le soutien à une lutte exemplaire dans les années 1970»
– 14h30: Géraldine Vernerey-Kopp: présentation du podcast «Lip dans les arts, cinquante ans plus tard»
– 14h45: Carlo Balzaretti, Léa Boldo, Jean-Nicolas Rosset, Jean Schaller, Marius Vignes: «Retrouver Lip: pistes et traces en Suisse»
– 15h45: Table ronde 1: «Grève et occupation à la Sarcem à Meyrin en 1976» (avec Manon Fournier et Jacques François)
– 16h45: Table ronde 2: «Expériences militantes autour de Lip» (avec Georges Tissot, Luis Blanco et Silvia Locatelli).
L’accès est public et gratuit durant la journée du 29 septembre.
Retransmision en direct par visioconférence. Inscriptions: thomas.bouchet@unil.ch
L’entrée à la Cinémathèque est payante.
Informations détaillées sur le site affairelip.hypotheses.org
Aller plus loin:
Donald Reid, L’affaire Lip, 1968-1981, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020;
Monique Piton, C’est possible! Une femme au cœur de la lutte de Lip (1973-1974), Paris, L’échappée, 2015;
Lip vivra, 50 ans après ce que nous dit la lutte des Lip, Paris, Syllepse, 2023.