Leçons
Il avait vécu en épicurien; il s’est donné la mort en stoïcien, le canon de l’arme retourné contre sa bouche. Le bon vivant Allende, ce 11 septembre 1973, eut une fin à la romaine. Cela n’était pas prévu. Qu’il partirait pour la légende. Et resterait dans les mémoires. Il y avait deux hommes en lui, et du dehors on n’avait vu, jusqu’alors, le soussigné comme les autres, que le premier: un rad-soc de bonne humeur, confiant dans la muñeca1>Le terme muñeca signifie poupée ou marionnette en espagnol. Ses compatriotes évoquaient la muñeca d’Allende pour désigner sa capacité à rechercher, et à trouver, le consensus au sein de la gauche chilienne (LMD)., aimant le pisco, la bonne chère, les blagues et les jolies femmes. Car Allende avait de l’humour, chose rare à gauche, où l’esprit de sérieux est de tradition, et ne posait pas de problème au héros qu’il deviendrait un jour. Il n’avait ni barbe ni béret, el compañero Presidente. De grosses lunettes d’écaille, une petite moustache débonnaire, la voix goguenarde et chaleureuse, de bonne humeur, fraternel et même franc-maçon – comme Pinochet du reste. Tout, dirais-je, pour éloigner les ombres fatidiques – et tromper son monde.
Sortant de prison, en Bolivie, des semaines durant, j’ai été son invité, celui de Neruda aussi, dans sa maison d’Isla Negro, et me repens encore du petit ton prétentieux de donneur de leçons marxiste-léniniste qui fut le mien en conversant avec le président du Chili devant la caméra de Littin. Lui, le «réformiste»; moi, le «révolutionnaire». Un cliché. Un jeu de rôles. La boursouflure de l’époque. Ma seule excuse: près de quatre années d’isolement en cellule, de quoi se monter le bourrichon. Et rêver, bêtement, de châteaux en Espagne.
Le Chili d’alors, il est vrai, euphorique et balnéaire (mais le Pacifique est très froid), cachait bien son jeu. Pas punitive et puritaine pour un sou, l’Unité populaire. Optimiste. Pas faite pour la haine ni la hargne, passion noire et visqueuse – et lointain était le suicide du président Balmaceda, au siècle précédent. Le martèlement des casseroles, dans les beaux quartiers, ne faisait pas oublier les huîtres, de merveilleux oursins, et un blanc savoureux. Plus d’aimables créatures, un Congrès très actif, des militaires civilisés. On disait: un parfum d’Europe du bout du monde, une Angleterre en Amérique du Sud. On oubliait celle du Nord, qui en silence préparait et finançait la guerre (10 millions de dollars, pour commencer, en fonds spéciaux). Blocus, financements, sabotages et, quand nécessaire, assassinats. Camionneurs, mines de cuivre, la Maison Blanche et la CIA ne chômaient pas. Mais c’est après qu’on l’apprendra. La presse a parfois du retard, les militants aussi. Au pays de la bonhomie et des compromis de dernière minute, il n’était pas bien de penser à mal. La férocité n’était pas au programme. Allende, qui se laissait tutoyer, sans rancune, me montrait souvent, en souriant, sur son bureau une photo dédicacée du Che: «à Salvador Allende, qui va au même endroit par d’autres chemins». On peut penser légitimement qu’un autre chemin mène à un autre endroit, mais cela semblait une aimable et très irréaliste métaphore.
«La démocratie est un exercice de modestie», disait Camus. Elle s’apprend avec l’âge et on peut abréger les délais. Je ne nierai pas que le Chili, où je suis souvent revenu jusqu’au coup d’Etat (attendu mais sous des formes plus ou moins gentilles), a précipité l’apprentissage d’un petit Français trop sûr de lui. L’immolation d’un grand monsieur, qui n’en avait ni l’air ni la prétention, avec, dans la foulée, tant de camarades assassinés, nous rappelle que le tragique peut encore, en Occident et sous des masques paisibles, nous sauter à la figure. Une leçon à garder dans un coin de sa tête, même quand, c’est mon cas, la tête s’est désintéressée du jeu politique. Pourvu que le cœur se souvienne que ce n’est pas toujours ni partout un petit jeu anodin. Compañero Allende, ne disparais pas. On te doit tellement dans l’Europe oublieuse comme ailleurs, un peu partout. S’en souvenir, cinquante ans après, n’est jamais de trop.
Notes
Régis Debray est écrivain et philosophe, et président d’honneur de l’Institut européen en sciences des religions (IESR), Paris.
Paru dans Le Monde diplomatique de septembre 2023, www.monde-diplomatique.fr