Contrechamp

Bienvenue dans la société «métatique»

L’entreprise Meta Platforms Inc. (ex Facebook), détient la 3e place sur l’influence de l’opinion nationale, derrière SRG SSR et TX Group (ex Tamedia), selon le dernier monitoring des médias suisses de l’OFCOM. La revue Moins! questionne la domination croissante des entreprises numériques telles que Meta et leur omnipotence sur nos vies. Analyse.
Bienvenue dans la société «métatique»
Début juillet, Meta a lancé sa nouvelle application de messagerie «Threads», concurrente directe de Twitter. KEYSTONE
Numérique

En Suisse comme ailleurs, le processus de concentration des médias et la numérisation de ceux-ci ont transformé le paysage médiatique. Mais depuis les années 2000, de nouveaux acteurs tels que Facebook ont pris l’ascendant sur les médias classiques dans la transmission de l’information. C’est bien ce que révèle le dernier «Monitoring médias Suisse» de l’Office fédéral de la communication (OFCOM). L’office indique qu’Instagram était, en 2021, le média le plus influent auprès des 15-29 ans. Mais ce phénomène ne touche pas seulement les jeunes. En effet, Youtube, Facebook et Instagram sont aujourd’hui les principaux concurrents du périodique 20 Minutes, qui lui, occupe la première place pour la diffusion nationale d’informations.

Depuis sa création en 2004, Meta est devenue l’une des entreprises les plus financièrement cotées mondialement, avec notamment un revenu net de 23 milliards de dollars pour l’année 2022. Cette manne financière permet à l’entreprise de Mark Zuckerberg d’approfondir son modèle d’affaires, c’est-à-dire l’échange numérisé d’informations. Cette entreprise n’a pas été créée dans le but d’informer, mais de mettre en contact les individus à travers le numérique. Mais depuis, les personnes s’informent principalement sur les réseaux numériques comme Facebook. Avec le flux continu d’informations, les personnes naviguant sur ces plateformes sont noyées dans les fils d’actualités. La quantité grandissante de nouvelles anesthésie la foule en créant une amnésie collective. Passant d’une nouvelle à une autre en un temps record, il est difficile de pouvoir discerner le vrai du faux.

Quantification des interactions sociales

Fin 2022, Meta compte plus de 2,96 milliards de consommatrices et de consommateurs actifs mensuellement uniquement avec sa plateforme Facebook. Telle une pieuvre, l’entreprise tente de conquérir de nouveaux territoires avec ses tentacules de fibres optiques. Que ce soit avec Facebook, WhatsApp, Messenger, Instagram ou Reality Labs (segment qui inclut la réalité virtuelle, augmentée, etc.), la logique reste la même: accaparer l’attention des personnes pour qu’elles n’agissent qu’au sein de ses mondes «virtuels». La numérisation permet d’enfermer une personne dans un circuit où elle est libre de circuler, mais où les voies sont déjà tracées et non-modifiables. La Suisse n’est pas épargnée par cette quantification des interactions sociales. L’année passée, elle comptait 3,2 millions d’utilisateur·ices pour Facebook et 3,7 millions pour Instagram1>Portail PME du Secrétariat d’Etat à l’économie, «Exploiter les réseaux sociaux», modifié le 29.09.2022.. Autant dire qu’il y a du monde sur les réseaux.

Une question surgit au vu de l’importance financière et politique de l’entreprise: comment fait-elle pour générer tant de profits? Dans un monde où l’argent mène la danse, suivre ses pas peut éclaircir quelques zones d’ombre. Dans ce cas, les revenus de l’entreprise dépendent majoritairement des recettes publicitaires. Avec la numérisation de nos modes de vie, les données captées par ses algorithmes lui donnent la possibilité de prévoir nos comportements, ce qui fait le bonheur des publicitaires.

«Comment pouvons-nos consommer le maximum de votre temps et de votre attention consciente?» Sean Parker, Facebook

Meta est emblématique de notre société de consommation, où la consommation est activement encouragée par les entreprises pour que leurs «client·es» leur fournissent des profits à travers les données. En novembre 2017, lors d’une interview avec le site web d’information Axios, le premier président de Facebook, Sean Parker, explique le but initial de l’entreprise: «Comment pouvons-nos consommer le maximum de votre temps et de votre attention consciente?» (How do we consume as much of your time and conscious attention as possible?)2>Erica Pandey, «Sean Parker: Facebook was designed to exploit human ‘vulnerability’», Axios, 09.11.2017.. L’entreprise s’appuie sur le besoin de reconnaissance, mis à mal dans une société uniformisée, pour créer une dépendance vis-à-vis de ses «services». Facebook a voulu, et continue de vouloir dompter ses consommateur·ices à coup de dopamine en exploitant la «vulnérabilité de la psychologie humaine» dans le seul but de créer une «boucle de rétroaction de la validation sociale». Le bouton «j’aime», introduit en 2009, en est la plus belle illustration.

Les médias de masse ont essuyé des critiques dès leurs débuts. Le philosophe allemand Walter Benjamin critiquait durant la période nazie l’industrie de reproduction, c’est-à-dire la reproduction des images avec le cinéma notamment3>Cf. Agnès Sinaï, Walter Benjamin & la tempête du progrès, février 2022. . L’auteur dénonçait l’usage des techniques de reproduction comme machines de propagande par la distraction des masses: «La réception dans la distraction […] trouve dans le cinéma l’instrument idéal pour son exercice»4>Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 2011, (1936).. Sa critique de la propriété privée et de la marchandisation du monde prend racine dans l’art. Du fait du développement technique des arts comme la photographie au XIXe siècle, ou le cinéma au XXe, il décelait la création de masse (un art reproduit en série comme marchandise) pour les masses (les individus prolétarisés). Il concluait que les images ont substitué nos existences. Il va de soi que ses propos n’ont pas pris une ride. Bien au contraire, on a pu observer depuis un approfondissement de la médiatisation de nos interactions sociales.

Schizophrénique

Plus encore que le cinéma, les réseaux numériques touchent tous les pans de la société en tout temps. La classe politique n’est pas en reste, puisque même le Conseil fédéral utilise ces plateformes pour «favoriser un débat objectif et contribuer à contrer la désinformation»5>Conseil fédéral, «La communication de la Confédération dans les médias sociaux sera renforcée et uniformisée», 23.06.2021.. Or, même son propre rapport de sécurité de 2021 pointe du doigt le risque grandissant de désinformation avec les nouvelles techniques de l’information6>Conseil fédéral, Rapport, «La politique de sécurité suisse», 24.11.2021.… Nous avons ici un beau cas de schizophrénie. L’excès d’informations, qui résulte des techniques permettant la reproduction d’images et de textes, ne permet pas de prendre de la distance nécessaire pour un quelconque jugement.

Le «progrès» technique des dernières décennies, avec le numérique, a permis de rajouter des intermédiaires artificiels dans nos interactions. Les personnes et leurs interactions chosifiées avec les images sur nos ordiphones font écran entre les individus. Dans n’importe quel lieu, bus, train, bar, on s’aperçoit bien si on lève la tête, de l’essaim d’écrans qui envahit nos quotidiens. La foule est atomisée et l’isolement est palpable du bout des doigts. L’impression est que les personnes voient, entendent et écoutent le monde et les autres encore moins qu’avant, Benjamin parlait déjà jadis «d’une pauvreté de l’expérience». La tentation d’ubiquité rendue possible par les images de nos écrans, être partout et en tout le temps, fait qu’on n’est nulle part vraiment présent.

Un monde et des relations désincarnées

Les réseaux dits sociaux ne sont finalement que des réseaux numériques. Les interactions issues de ces plateformes sont de l’ordre des chiffres, un agrégat de 0 et de 1. Nous sommes ici dans le paroxysme de l’abstraction des relations sociales, qui sont d’une complexité incroyable dans le réel, finalement réduites à de simples chiffres dans le virtuel. Par exemple, dans le fil d’actualités de Facebook, tout est équivalent, que ça soit un article journalistique, un mème, un saut d’humeur ou une photo d’un plat. Aplaties par l’écran, toutes les publications se valent, et donc, rien n’a réellement de valeur… si ce n’est l’attention captée qui peut être monnayée.

Le mécanisme de bulle de filtrage, qui tend à personnaliser le contenu que voit un·e consommateur·ice de Facebook (mais pas seulement), crée ainsi un monde à son image. Un monde désincarné du réel, où l’utilisateur·ice se croit libre alors qu’ielle ne peut pas définir les règles de cet environnement virtuel. Cette utilisation numérique peut amener à un certain dogmatisme, les pensées externes étant homogénéisées. Ainsi chacun·e prêche pour sa paroisse, car le dialogue, qui sous-entend que l’on se parle et s’écoute, n’est pas possible dans un univers où les personnes sont assises sur une chaise, derrière un ordinateur ou un ordiphone, géographiquement isolées l’une de l’autre. Et pourtant, on nous vend l’illusion d’un monde connecté…

Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin? Avec son nouveau nom, l’entreprise californienne souhaite aller au-delà du réel avec un monde entièrement virtuel. Or, ce n’est pas un après ou un au-delà que Mark Zuckerberg envisage, mais bien un approfondissement des interactions numériques. Il souhaite ainsi rendre l’addiction des écrans plus «immersive»7>Propos de Mark Zuckerberg lors du New York Times Events «Zuckerberg on the future of social media», 2 décembre 2022.. Ou autrement dit encore plus déshumanisante. Assimilant les valeurs des plateformes qu’ielles utilisent, les consommateur·ices peuvent croire que des interactions numériques rendent une personne plus sociable. Mais la comparaison effrénée de soi avec des images de corps idéalisés, les cyberharcèlements ou encore le flux de publications anxiogènes sont autant de catalyseurs qui péjorent les relations sociales.

Désastre écologique

De plus, il ne faudrait pas oublier que l’économie dite «immatérielle» est un désastre écologique. A elle seule, la consommation de l’industrie numérique en eau, en matériaux et en énergie équivaut à trois fois l’empreinte écologique d’un pays comme la France ou le Royaume-Uni8>Guillaume Pitron, «Quand le numérique détruit la planète», Monde diplomatique, octobre 2021.. En 2021, les activités digitales ont nécessité 10% de l’électricité mondiale et rejeté près de 4% des émissions totales de dioxyde de carbone (CO2). De plus, les tentacules de fibres optiques ont besoin de «têtes», c’est-à-dire des centres de données faits de béton et d’acier devant être refroidis en permanence. Avoir les yeux rivés sur l’écran pour ne pas voir plus loin que le bout de son nez, voilà un beau moyen de fermer les yeux sur les effets néfastes du numérique. Notre maison brûle et nous regardons nos écrans. Annihiler le temps et l’espace par les images: voici un bel exploit du capitalisme.

Déserter les milieux hostiles

Meta et toute la clique (TikTok, Snapchat, Twitter et ad infinitum) captent notre temps pour en tirer du profit avec les données que nous produisons. L’idée est claire: c’est notre travail, c’est-à-dire nos interactions digitales, qui nourrit les géants du numérique. Il est bon de rappeler que le profit se fait uniquement à travers une activité humaine, salariée ou non, qu’elle soit dans la production ou dans la consommation, et où la direction est séparée de l’exécution. Ce faisant, Meta et ses copains (ce sont bien des hommes qui sont à la tête de ces entreprises) usent et abusent de nos émotions pour nous conduire à une servitude volontaire.

Il existe un vain espoir sur une utilisation «éthique», voire «sobre» des réseaux numériques. Mais ils ont été créés dans le but premier de générer du profit, ni plus ni moins. Vouloir les réguler est aussi ridicule que de croire qu’un outil de domination puisse, comme par magie, devenir un outil d’émancipation. Une seule réponse est cohérente face à ce constat: entrer en dissidence.

La désertion des réseaux numériques doit être accompagnée par la (re)création de réseaux sociaux, c’est-à-dire des associations de personnes où les échanges sont réels, et donc immédiats. L’expérience du sensible est non seulement nécessaire pour tisser des liens, mais donne aussi la possibilité de créer des brèches dans notre société médiatique. La création de nouveaux imaginaires et modes de vie nécessite l’échange, où la reconnaissance se fait à travers nos différentes interactions, qui suscitent la discussion, le débat, la confrontation, et qui résultent en une floraison d’expériences. En somme, cessons d’alimenter les Titans numériques.

Notes[+]

Paru dans Moins! Journal romand d’écologie politique Nº65, juillet-août 2023.

Opinions Contrechamp Flavian Pichonnat Numérique

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