Une opération commerciale de blanchiment féministe
Voilà un (trop) bel exemple de la capacité d’Hollywood de récupérer même les avancées politiques et idéologiques qui paraissent a priori les plus contradictoires avec ses visées capitalistes: soit un moment fort de la lutte d’émancipation des femmes (depuis le déclenchement de #MeToo), une entreprise capitaliste (Mattel) qui produit depuis cinquante ans la Barbie, une poupée mondialement célèbre figurant le stéréotype féminin le plus aliénant de la société de consommation, et dont les ventes sont en déclin du fait des critiques féministes. Résultat: une actrice productrice, Margot Robbie, connue pour son féminisme fait appel à une jeune réalisatrice, Greta Gerwig, qui s’est fait connaître pour ses portraits progressistes de personnages féminins (Lady Bird, 2017; Les Filles du docteur March, 2021), pour faire un film qui reconfigure Barbie au prisme du féminisme contemporain, avec le financement de Mattel (le film a coûté 100 millions de dollars) qui orchestrera la promotion du film et la relance des ventes de poupées par la même occasion… Mattel n’a pas caché son ambition de créer une franchise, à l’image de Marvel.
Le film porte la marque de cette alliance de la carpe et du lapin, en tentant d’orchestrer la régénération féministe du monde de Barbie, tout en voulant nous faire croire que la conception d’origine de la Barbie (par une femme) était un projet émancipateur: permettre aux petites filles de cesser de jouer à la maman avec leur poupon, pour se projeter dans une image flatteuse d’elles-mêmes en tant que femmes.
Le film met d’abord en scène le «Barbie Land» habité par toutes les déclinaisons de la poupée que Mattel a mis sur le marché depuis cinquante ans, dont celle qui se nomme elle-même comme la «Barbie stéréotypée» (incarnée par Margot Robbie) et qui est au centre de ce petit monde où les hommes, les Ken, ont besoin du regard des femmes pour se sentir exister (on aura reconnu l’inversion du monde où les femmes dépendent du male gaze, tel que le cinéma mainstream le construit). Mais ce monde se détraque le jour où Barbie a une pensée morbide: elle devra partir dans le monde réel à la recherche de la femme qui a dessiné cette Barbie dépressive pour la neutraliser.
Elle part avec Ken (Ryan Gosling) pour la Californie, où ils ont la surprise (divine pour Ken) de découvrir une société patriarcale où les femmes sont au service des hommes et exclues du pouvoir: le conseil d’administration de Mattel que Barbie va rencontrer, est exclusivement masculin et n’aura de cesse de faire repartir Barbie dans son monde, pour éviter toute contamination du monde réel avec le Barbie Land où le pouvoir feint d’appartenir aux femmes. Cette représentation satirique de la direction de Mattel relève davantage d’un stéréotype du cinéma hollywoodien contemporain que d’une critique réelle du capitalisme étasunien.
Barbie rencontre deux femmes au look latino, une mère et sa fille, aussi brunes qu’elle est blonde, qui sont à l’origine de son dysfonctionnement. C’est Gloria, la mère (America Ferrera), employée chez Mattel, qui a dessiné des déclinaisons négatives de Barbie, alors que sa fille Sasha (Ariana Greenblatt) formule les critiques féministes de Barbie. Elles vont bizarrement devenir les alliées de Barbie pour l’aider à retrouver Barbie Land, qui entretemps est passé sous domination masculine, à la suite de la découverte faite par Ken du patriarcat dans le monde réel.
La suite est assez confuse: la guerre des sexes dans Barbie Land donne lieu à plusieurs séquences mettant en valeur chorégraphiquement la plastique masculine, avant que les Barbies ne reprennent le pouvoir, galvanisées par le discours féministe de Gloria. Mais Barbie choisit finalement de revenir dans le monde réel avec ses deux alliées humaines, et sa première démarche en tant que «vraie femme» est de prendre rendez-vous dans une clinique gynécologique: on peut s’interroger sur cette fin qui réduit le discours féministe à une vision essentialiste de «la» femme…
*Historienne du cinéma, www.genre-ecran.net