Paradeplatz 8
8h00. Zurich.
Isa se réveille. Un son de harpe standardisé de l’application réveil sur son téléphone. Ça fait dix-huit ans qu’elle se réveille avec ce même bruit et presque tous les matins elle pense à le changer. Elle ne le fait jamais. C’est bien le son de la harpe. C’est une habitude. Elle sait exactement ce que ça fait de se réveiller avec ce bruit. C’est ça de devenir vieille? Ne pas pouvoir changer une habitude et persister à vouloir le faire. Elle pense à ça dans les cinq minutes entre la première sonnerie et le rappel et se fait aussi une note mentale de réfléchir à son obsession avec la vieillesse.
Elle se souvient de son rêve. Ça ne lui arrive presque jamais. Il y avait quelqu’un dans son rêve qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Une personne avec qui elle était en couple il y a des années. C’était un bon rêve et pourtant, en y repensant, elle n’est pas sûre.
Elle checke son téléphone, voit que c’est déjà 8h15 et ouvre quand même Instagram. A 8h25, elle se lève et va à la cuisine. C’est drôle, le matin ça doit être le moment de la journée où le plus de gens sont hyper conscients de l’heure, parce que le matin c’est le moment où, si on doit être quelque part à une certaine heure, le temps s’écoule trop vite.
Dans la cuisine, Marlow est en train de faire du café. Isa se sert et lui raconte ses réflexions sur le temps qui s’écoule trop vite le matin. En parlant, elle se rend compte que ça ne fait aucun sens. Marlow rigole et lui fait un câlin. Isa va s’asseoir devant la porte du bâtiment au soleil. Depuis quelques semaines, il y a des bacs de légumes et des chaises sur la place et ça commence enfin à être joli.
Quand Isa remonte, Marlow est déjà parti. Ielles voulaient aller à la manif ensemble l’après-midi. Isa lui envoie un message pour demander si c’est toujours bon.
17h00. La manif.
Il y a plein de gens. Plein.
Isa voit une personne qu’elle aperçoit depuis deux ans, de temps en temps, de loin. La première fois qu’elle l’a vue, c’était le crush instantané. Plus tard, elle a appris que c’est la copine d’un autre crush instantané à elle. Haha. Ça l’a fait rire. Ça fait rire tout le monde à qui elle raconte ça. Elle ne connaît même pas le nom de cette personne. Ah si! Elle vient de se rappeler, c’est Tess. Tess la voit et la reconnaît. Et rien que ça, le fait d’être reconnue, Isa se sent vibrer. Elles se sourient. Isa ne va pas dire salut parce qu’elle ne veut pas perdre Marlow dans la foule, ou c’est ça l’excuse. Elle sait que plus tard elle regrettera de ne pas y être allée, mais ce sera un doux regret, comme le regret attaché à son rêve. Elle croise encore une fois le regard de Tess puis se détourne vite, pour paraître occupée, pour ne pas regarder Tess trop longtemps, pour ne pas que ce soit bizarre. Mais Tess est le genre de personne qu’elle pourrait regarder à l’infini. Il y a des gens comme ça parfois.
Elle rattrape Marlow.
22h00. Paradeplatz 8.
Isa rentre chez elle. Elle a quand même perdu Marlow dans la foule. Elle lui envoie un message pour lui dire qu’elle rentre. Marlow répond pas. Isa s’arrête devant le grand bâtiment à Paradeplatz 8 et regarde la façade. Elle se souvient de cette nuit, il y a dix ans. Exactement. C’était pour ça qu’ielles ont manifesté aujourd’hui. Pour se rappeler de cette nuit. Elle revoit Marlow escalader la façade du bâtiment un marteau à la main pour aller enlever l’enseigne d’une banque accrochée à cette façade. Son souvenir de cette nuit lui paraît comme filmé. Isa était debout en bas, où elle est maintenant. Elle se souvient du cri de joie collectif qui s’est élevé de cette place, sur laquelle il y a maintenant un jardin et des chaises, lorsque Marlow et Max ont fait tomber l’enseigne.
L’enseigne a disparu après. Des gens l’ont pris avec elleux. Isa ne sait pas trop ce qu’ielles en ont fait. Brûlée peut-être? Mais c’est difficile à brûler, une enseigne. Peut-être que c’est une déco dans un appartement, peut-être qu’elle est dans la rivière. En tout cas, elle a disparu. Est-ce que ça veut dire que les choses ont changé? C’est peut-être pour ça que Isa n’arrive pas à changer le son de son réveil, peut-être parce que tellement d’autres choses ont changé. Mais elle n’est pas sûre. Elle n’est sûre de rien. Ou presque.
Car il y a une chose dont elle est certaine: ces manifestations, ces moments communs sont et seront toujours nécessaires pour faire bouger les lignes. Comme une évidence, pour Isa l’agir doit être collectif pour espérer permettre à la société de respirer et d’avancer.