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Une prison pour femmes à Genève?

Une prison destinée aux femmes pourrait voir le jour à Genève. Si cette construction a été avancée par l’exécutif cantonal via sa planification pénitentiaire, Quentin Markarian, doctorant en droit, expose les motifs qui poussent à l’abandon de ce «nouveau projet expansionniste». Analyse.
Une prison pour femmes à Genève?
Toutes les femmes adultes en détention dans le canton de Genève sont placées à Champ-Dollon (photo) ou à Curabilis. KEYSTONE
Détention

En mars dernier, le Grand Conseil genevois a adopté une nouvelle loi sur la planification pénitentiaire. Celle-ci prévoit que le canton doit disposer au moins d’un établissement ou d’un secteur fermé dédié aux femmes en exécution de peine ainsi qu’un établissement ou un secteur fermé pour les femmes en détention avant jugement (art. 4 al. 1 let. b LPPén). Cette disposition fait référence à la stratégie pénitentiaire 2022-2032 du Conseil d’Etat qui estime qu’une prison dédiée exclusivement aux femmes doit être construite à Genève.

Elle pourrait être édifiée à l’emplacement actuel du parking de la prison de Champ-Dollon. Le gouvernement justifie la mise en œuvre de cette entreprise architecturale en raison du «besoin de place en détention», de la nécessité de «séparer les femmes en exécution de peine de celles en détention avant jugement», ainsi que de permettre «une détention des femmes aux conditions identiques à celles des hommes et séparés de ces derniers». Selon le projet de planification (PL 13141), cette nouvelle prison pour femmes aurait besoin de 85 places.

Ce chiffre apparaît démesuré à bien des égards. En premier lieu, l’effectif moyen de femmes détenues à Champ-Dollon ces dix dernières années (2012-2022) est de 35, toutes catégories pénales confondues. Selon la donnée la plus récente (année 2022) elles étaient en moyenne 37 par jour à Champ-Dollon. Au regard de la stabilité du nombre de femmes détenues en Suisse, il est difficile de justifier la nécessité de multiplier par deux leur nombre de places. Par ailleurs, sur l’ensemble du territoire helvétique, 630 places de prison sont déjà spécifiquement destinées aux femmes, alors que les statistiques ne recensent que 382 femmes détenues au 31 janvier 2023.

Une exception du parc pénitentiaire

Aujourd’hui la plupart des femmes détenues en Suisse le sont au sein de quartiers dédiés dans des établissements qui accueillent à la fois hommes et femmes. Sur les 91 prisons helvétiques, on comptabilise 27 prisons de ce type. Seuls deux établissement sont réservées exclusivement aux femmes: Hindelbank à Berne (107 places) et Dielsdorf à Zurich (55 places). La prison de la Tuilière dans le canton de Vaud (82 places) devait initialement l’être aussi mais, en raison de la surpopulation dans les autres établissements, des hommes y furent placés de manière continue. Les autorités vaudoises ont cependant affiché leur désir de revenir à la conception originelle de l’établissement et ont commencé à vider la partie cellulaire dédiée aux hommes.

A Genève, il a existé deux établissements exclusivement pour femmes. Elles occupaient une «villa» carcérale au Bachet-de-Pesay prénommée Le Sapey jusqu’en 1993, date à laquelle elles furent transférées à la maison d’arrêt de Riant-Parc, une «villa» située à Vernier, qui disposait de 17 places destinées aux femmes et filles mineures. Cette prison a fermé ses portes en 2014 car son maintien était jugé trop onéreux. Aujourd’hui, toutes les femmes adultes du canton sont détenues sur le site du complexe carcéral de Puplinge, soit à Champ-Dollon (35 places pour femmes sur 398) ou à Curabilis (5 places pour femmes sur 77). Les prisons pour femmes constituent ainsi des exceptions au regard du parc pénitentiaire helvétique, mais aussi dans une perspective historique locale.

Une ambition historique

L’idée de bâtir des prisons pour hommes et d’autres pour femmes ne date pas d’hier. Elle est récurrente dans les théories de la réforme pénitentiaire qui agitent le XIXe siècle. Lina Beck-Bernard, écrivaine et visiteuse de prison, écrit par exemple en 1869 que «pour les prisons de femmes, il vaudrait toujours mieux qu’elles formassent des établissements complètement séparés. Notre système suisse qui réunit dans une même enceinte les Pénitenciers pour hommes et pour femmes a bien ses inconvénients, et quelque vigilante que soit la surveillance, une aussi grande proximité n’est jamais désirable». Francis Cunningham explique aussi dans ses notes recueillies en visitant les prisons helvétiques qu’«[…] on a remarqué dans ce pays qu’une séparation complète des sexes convenait à la tranquillité des prisonniers, et évitait une fermentation difficile à contenir dans les prisons même les mieux ordonnées».

En 1868, Laurent Matheron dresse quant à lui un portrait flatteur du pénitencier de Lenzbourg (AG) mais s’avère extrêmement critique de la présence conjointe – bien que divisée en quartiers – des hommes et des femmes dans cette prison. A ses yeux, «la présence simultanée des hommes et des femmes aux offices est, malgré toutes les niches séparatives, absolument contraire au but et à la nature des choses.

Comment espérer que les détenus puissent être bien recueillis, bien attentifs au service religieux, quand leurs instincts grossiers, tenus en éveil par la continence, sont encore surexcités par un voisinage si étroit? Cet abus, qui se démontre surabondamment lui-même, n’est qu’un des mille inconvénients de la réunion des sexes dans une même enceinte». Ce dernier plaide sans concession pour que les femmes détenues soient éloignées, permettant ainsi de «supprimer une cause irrésistible de démoralisation et un vice indigne d’un établissement si parfait à tant d’égards».

Cette vision, quasi unanime à l’époque, est partagée par Louis-Augustin-Aimé Marquet-Vasselot à propos du système carcéral français, qui voit dans «le spectacle douloureux de l’accumulation des sexes dans une même prison» causé par «ces femmes déjà souillées par leur condamnation, déjà, pour la plupart, éprouvées par le libertinage» un obstacle à l’amendement des hommes détenus. Selon cette conception, la séparation n’existe pas pour protéger les femmes détenues de la violence masculine, mais bien pour punir davantage les hommes avec une privation supplémentaire.

Une absence de contrainte légale

Si le droit fédéral prévoyait anciennement la séparation des sexes dans les établissements pénitentiaires, celle-ci n’est plus obligatoire depuis 2007. En effet, le Conseil fédéral a estimé qu’au niveau de la planification, de l’organisation et des coûts, une telle séparation ne se justifiait pas toujours. L’art. 377 du Code pénal laisse aujourd’hui la liberté aux cantons – mais ne les oblige pas – à prévoir une section distincte pour les femmes détenues au sein d’une prison. En tout état de cause, la disposition légale n’envisage pas la possibilité de création d’une prison dédiée uniquement aux femmes.

Cependant, le Concordat latin d’exécution des peines et mesures qui réunit Fribourg, Vaud, Valais, Neuchâtel, Genève, le Jura et le Tessin a fait le choix d’imposer la séparation en prévoyant que les hommes et les femmes sont placés dans des établissements distincts ou des sections d’établissements distinctes. Des exceptions sont toutefois possibles pour l’exécution de certaines mesures, les formes d’exécution dérogatoires ou encore pour l’exécution des courtes peines et du régime facilité de la semi-détention. Le principe de séparation est aussi nuancé par le cadre légal international.

Les Règles pénitentiaires européennes prévoient qu’il est possible d’organiser des activités en commun et que les hommes et femmes détenues peuvent cohabiter dans la même cellule s’ils et elles y consentent et que les autorités pénitentiaires estiment que cette mesure s’inscrit dans l’intérêt des personnes détenues concernées. La Commission nationale de prévention de la torture prône également la mixité pour les activités sous certaines conditions (examen au cas par cas, surveillance du personnel et consentement de la femme détenue). L’établissement genevois Curabilis offre par exemple des activités thérapeutiques et occupationnelles conjointes.

Les initiatives en mixité sont en accord avec le principe de normalisation des conditions de détention. Par définition, la peine privative de liberté doit se limiter à celle-ci mais ne doit pas imposer d’entraves supplémentaires: la privation d’interactions avec l’autre genre en est un exemple. Cette demande de mixité provient même parfois des personnes concernées par l’incarcération. En 1977, plusieurs femmes détenues ont occupé pendant 48 heures la cour de la prison genevoise de Saint-Antoine afin d’obtenir une réponse aux revendications adressées aux autorités, notamment sur la possibilité de communications sociales, affectives et sexuelles avec les hommes détenus ou libres.

Une politique expansionniste

La surpopulation dans le secteur femmes de la prison de Champ-Dollon et le mélange des détenues en exécution de peine et celles avant jugement sont avancées comme des motivations derrière la construction de cette nouvelle prison et le dédoublement des places destinées aux femmes à Genève. Pour cette raison, le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants est préoccupé par l’accroissement considérable de la capacité opérationnelle d’hébergement des établissements pénitentiaires genevois. Depuis 2008, l’organe de contrôle supranational n’a cessé de rappeler aux autorités genevoises que «l’extension du parc pénitentiaire ne constitue pas une solution pérenne au problème du surpeuplement».

Les autorités font consciemment abstraction de ces recommandations de soft law puisque la voie expansionniste est la seule poursuivie à Genève depuis deux siècles. Il en résulte que la politique pénitentiaire cantonale s’illustre par une indifférence constante aux mesures de lutte contre la surpopulation préconisées par l’organe régional de protection des droits humains. Les membres du Conseil d’Etat comme du Grand Conseil doivent nécessairement changer de vision afin de considérer que la surpopulation et les conditions de détention qui en découlent sont le résultat d’une politique pénale de surincarcération et non d’une sous-dotation en places.

En 2022, les femmes détenues dans la prison surpeuplée de Champ-Dollon étaient à 76,5% des femmes étrangères. La situation carcérale est le reflet d’une politique pénale répressive qui semble jouer un rôle dans le contrôle de l’immigration et qui ne fait pas assez usage des alternatives à la privation de liberté. L’ouverture d’une prison pour femmes participe à la reproduction de ce même modèle. Comme le souligne le Comité européen pour la prévention de la torture, l’augmentation du nombre de places en détention entraîne inévitablement l’augmentation de la population carcérale. Toutes les raisons susmentionnées convergent ainsi vers une opposition à la construction d’un établissement pénitentiaire pour femmes à Genève.

* Doctorant en droit à l’Université de Genève et à l’Université libre de Bruxelles.
Article paru dans le N° 62 du bimestriel Causes communes.

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