Contrechamp

L’antisémitisme, un impensé de gauche

Un récent dossier de Pages de Gauche s’intéresse au rapport que la gauche entretient – «entre indifférence et complaisance» – avec l’antisémitisme. L’interview reprise ici témoigne de sa présence et des formes qu’il peut prendre dans les rangs de la gauche romande. Une invitation à l’introspection en vue de créer de nouveaux modèles de luttes.
L’antisémitisme, un impensé de gauche
Manifestation à Berlin en octobre 2019 organisée par «Unteilbar» (Indivisibles), une alliance d’associations et partis de gauche, après une attaque raciste et antisémite dans la ville de Halle, qui avait fait deux morts. KEYSTONE
Discriminations

Afin de faire le point sur l’antisémitisme au sein de la gauche romande, Pages de gauche a rencontré deux militant·es de gauche d’ascendance juive. Quand Jean Lazega est actif au sein du Parti socialiste lausannois, Anne Weill-Lévy représente actuellement les Vert·es au législatif de Blonay-Saint-Légier et a par le passé siégé à la Constituante, au Grand Conseil et à la Cour des comptes du canton de Vaud.

Quels sont vos rapports respectifs à la judéité?

Jean Lazega: Je me sens très juif, sans pour autant tomber dans l’ethnocentrisme. Mes parents sont des rescapé·es du nazisme et m’ont donc transmis l’héritage de ce désastre.

Anne Weill-Lévy: Je me sens également très juive. Ma mère était une enfant cachée dont les parents ont été déporté·es devant elle. Nous ne parlions en revanche jamais de l’Holocauste. Chaque fois que le sujet était traité à la télévision, celle-ci était immédiatement coupée. Encore aujourd’hui, la Shoah est assise à côté de moi sur une chaise.

JL: Nous sommes, avec Anne, deux membres de cette génération d’enfants de la Shoah. Je suis né et ai effectué ma première scolarité en Israël; une partie de mes enseignantes en primaire avaient l’avant-bras tatoué… Si je suis Suisse et vis ici, j’ai grandi en Israël et y ai effectué mon service militaire. Si je suis extrêmement virulent à l’encontre des agissements de l’Etat israélien, je demeure évidemment attaché à ce pays.

AWL: Une amie me rappelle toujours que si nos grands-parents ou parents ne savaient pas où s’échapper lors de la Seconde Guerre mondiale, Israël constitue désormais le foyer dans lequel on peut toujours se rendre. Mon fils m’a aussi une fois indiqué qu’en exégèse hébraïque trois mots peuvent signifier la terre: Adama, le sol, Haaretz, la patrie, et Medina, l’Etat. Il appartient donc à chaque personne juive de s’inscrire dans le concept lui convenant le mieux.

JL: C’est justement cette ambivalence qui fait le terreau des malentendus entre l’Etat d’Israël, ses agissements et les liens que l’on a tissés avec lui. Il est totalement possible d’être attaché à la terre ou à l’Etat, sans approuver ses actions.

Avez-vous personnellement fait face dans vos parcours militants à des attitudes antisémites?

AWL: Les deux pires remarques antisémites que j’ai eu à subir ont été formulées dans les années 2000 au Grand Conseil vaudois de la part d’une élue verte et d’un socialiste. Je me souviens très bien de la pire des deux. Je parlais avec quelqu’un de politiques israéliennes, quand j’entends un député PS affirmer: «Quand l’on voit ce qui se passe dans ce pays, c’est à se demander si Adolf Hitler n’aurait pas mieux fait de finir le travail…».

Si l’antisémitisme est consubstantiel à l’extrême droite européenne, la gauche a-t-elle pris suffisamment en charge la question?

JL: Emanuel Hurwitz, député socialiste zurichois d’ascendance juive, avait en 1984 démissionné avec fracas de son mandat électoral et rendu sa carte de parti. Le psychiatre qu’il était ne supportait pas l’amalgame permanent fait au sein du PS entre personnes juives et Etat d’Israël. Ses actions furent récompensées en 2019, deux ans avant sa mort, lorsque le Parti socialiste suisse assimila formellement la norme internationale contre l’antisémitisme, qui condamne entre autres «l’idée selon laquelle les juif·ves seraient collectivement responsables des actions de l’Etat d’Israël». L’antisémitisme est niché partout, pourquoi serait-il absent à gauche? Il faut se faire à cette idée et je souhaite ardemment que cela change.

AWL: On doit aussi faire très attention aux images qu’on utilise en politique et aux caricatures avec des nez crochus, ongles griffus et aux marionnettes qu’on voit ressurgir en période de votation dans les jeunesses de gauche. Si on leur montrait des affiches d’époque, peut-être qu’elles se rendraient compte du problème.

Estimez-vous, comme Illana Weizmann (lire ci-dessous), que les personnes juives représentent l’angle mort de l’antiracisme? Comment l’expliquez-vous en Suisse?

JL: Moi, en tant que socialiste, et toi Anne, en tant que verte, on attend de la part du «peuple de gauche» qu’il lutte pour la vérité et la défense des minorités, qu’il partage également un état de conscience sur la question de l’antisémitisme. Actuellement cet état de conscience comprend avant tout la misogynie, le racisme anti-Noir·e et la xénophobie – et tant mieux! – mais la haine envers les personnes juives n’est plus un sujet. La gauche est à tort persuadée que l’antisémitisme est derrière elle. Comme le dit Michel Dreyfus, un sociologue français qui a beaucoup écrit sur la question dans les partis de gauche en France et en Allemagne, l’antisémitisme fluctue en fonction des situations politiques et sociales, et c’est ça qui est dangereux. Encore de nos jours, on voit que les guerres ou le chômage influencent l’antisémitisme! L’assimilation des juif·ves au capitalisme, qui va encore de soi pour une partie de la gauche, ressurgit en temps de crise, comme maintenant.

Comment réagir à l’amalgame parfois fait à gauche entre personnes juives et agissements d’Israël?

JL: Globalement, la gauche européenne ne sait rien d’Israël. Ses membres savent-ils au moins qu’il y a des socialistes, des collectifs LGBT, des ONG, des syndicats indépendants du pouvoir en Israël? Si ces mouvements sont minoritaires, ils sont extrêmement virulents contre les agissements de l’Etat. Nous, peuple de gauche occidentale, devons aider la gauche israélienne en lutte, plutôt qu’assimiler l’ensemble de cette population à la droite ou à la colonisation.

Observez-vous une recrudescence des actes antisémites? Comment y répondre?

AWL: Oui, selon le rapport 2022 1>CICAD, «Antisémitisme en Suisse romande: importante augmentation des cas en 2022», février 2023. que j’ai consulté de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), c’est toujours bien présent, voire en augmentation par rapport aux années précédentes. L’histoire du bouc émissaire, vieille comme le monde, reste très agréable pour certain·es, d’où la naissance du complotisme aussi.

JL: En parlant du complotisme antisémite, la gauche, toujours prête à dénoncer le péril fasciste, ne semble pas s’alarmer du retour de théories complotistes antisémites alors que cela constitue le terreau du fascisme. Chez les 15-25 ans, les clichés sur les juif·ves existent bel et bien; il y a un antisémitisme très présent et décomplexé, sans trop savoir pourquoi il est toujours là. Un jour, toutes les minorités paient, et qui les fait payer? Les fascistes ayant accédé au pouvoir.

N’oublions pas que les fascismes européens ont été portés par le conspirationnisme antisémite. Malheureusement, c’est un ciment rassembleur. Qui doit s’opposer à cela? La gauche antifasciste! Elle ne se rend pas toujours compte, je crois, que lutter contre l’antisémitisme, c’est s’en prendre au fascisme.

AWL: En Suisse, la religion juive est aujourd’hui reconnue par l’Etat, ce qui la protège en partie; on ne s’attaque plus à elle de la même manière. C’est toujours très présent, mais souterrain. Il y a tout un travail de reconnaissance et de sensibilisation à effectuer encore. En Suisse, il y a entre 17 000 et 18 000 personnes juives; quand tu poses la question autour de toi, les gens vont te sortir des chiffres beaucoup plus grands. Une étude montrait que la population estimait qu’il y avait plus de 300 000 juif·ves en Suisse, un chiffre aberrant, très loin de la réalité. Il faut donc vraiment faire attention aux préjugés, même ceux considérés comme «positifs», notamment autour de la richesse ou de l’intelligence, qui font aussi des dommages.

Quelles mesures concrètes prendre à gauche pour bannir la haine des juif·ves de nos cercles?

AWL: Avec Jean, on n’est plus tout jeunes, le combat appartient aussi aux nouvelles générations parce que c’est plus difficile de se déconstruire après un certain âge. Pour les jeunes, la lutte contre l’antisémitisme consiste à s’interroger sur la justice sociale, se renseigner sur l’histoire, sans toujours faire d’amalgame entre militant·es juif·ves et Israël. Elles et eux aussi dénoncent les agissements d’Israël: il faut arrêter de mettre tout le monde dans le même panier. Il n’y a aucune raison d’assimiler systématiquement les individus juifs à l’argent, au pouvoir et à la colonisation, si ce n’est par antisémitisme latent.

Pour une convergence des luttes antiracistes

Les prémisses du dernier ouvrage de la sociologue Illana Weizmann, Des blancs comme les autres? Les juifs, angle mort de l’antiracisme (Stock, 2022), sont là: à gauche comme dans les milieux antiracistes, l’objet politique de l’antisémitisme demeure impensé. Tout le monde a beau y être opposé par principe, maintes ambiguïtés demeurent et nombre de militant·es juif·ves peinent à se sentir pleinement à l’aise dans leur militantisme.

Cela va sans dire que la question que pose le titre du livre n’est que rhétorique: les juif·ves ne sont pas des blanc·hes comme les autres. En alliant analyse historique du processus de racialisation de la communauté juive, vécus personnels et plaidoirie pour une convergence des luttes, Illana Weizman offre un bol d’air frais à la gauche francophone face à deux de ses courants aussi absurdes que dangereux. On trouve d’un côté les thèses mortifères, qui bénéficient d’une attention honteuse, d’Houria Bouteldja et d’autres membres des Indigènes de la République, selon lesquelles tout·es les juif·ves seraient coresponsables de la colonisation de la Palestine. De l’autre, il y a celles des nouveaux philosophes (tels que Pascal Bruckner) et du Printemps républicain, qui laissent croire que l’antisémitisme classique d’extrême droite aurait disparu au profit de celui des quartiers (à comprendre celui des musulman·es) et qui conservent un certain écho dans l’espace public.

S’il est vrai qu’en comparaison à la première moitié du XXe siècle, l’antisémitisme assumé de droite et d’extrême droite n’a plus pignon sur rue, il n’a pas pour autant disparu. Il se niche dans des groupuscules marginaux, tout en se diffusant plus largement par l’intermédiaire de sous-entendus vagues permettant aux antisémites de se reconnaître entre eux. Pour caractériser ces appels dissimulés, on parle souvent de dog whistle, allusion aux sifflets que seuls les chiens peuvent entendre.

Depuis maintenant quelques décennies, c’est même le camp conservateur qui s’autoproclame le chantre de la lutte contre l’antisémitisme, dont l’islamisme constituerait le seul moteur. La gauche n’est pas innocente dans cette nouvelle dynamique. Les silences coupables – motivés par des arguments pro-palestiniens – ayant suivi certains attentats antisémites ont contribué à fortement brouiller les pistes. Il s’agirait de remettre les pendules à l’heure, de dénoncer l’antisémitisme sous toutes ses formes, tout en faisant de même avec l’islamophobie.

On est hélas contraint de rappeler, de par l’état lamentable du débat actuel sur l’antisémitisme, que si certaines des attaques antisémites les plus violentes de ces dernières années ont été commises sous prétexte islamique, cela ne fait pas de tout·es les musulman·es des antisémites. Si des discours ouvertement islamophobes bénéficient aujourd’hui d’une large audience, ce n’est pas parce que la question de l’antisémitisme prend trop de place, mais le signe que le combat contre l’islamophobie doit être intensifié. Si des centaines de milliers de Palestinien·nes vivent toujours dans des camps des réfugié·es, aucun juif·ve n’est responsable de cette situation en raison de sa confession. Et si l’extrême droite se déclare être l’amie des juif·ves, son histoire, ses figures et ses militant·es invalident cette position.
BERTIL MUNK (Pdg no 187)

 

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