Contrechamp

«La vie humaine passe avant tout»

Où est la gauche pacifiste?» s’interroge Andreas Saurer. Face à une guerre qui s’enlise et au nombre impressionnant des victimes des deux camps, l’ancien député genevois plaide, à rebours de l’état d’esprit occidental actuel, pour un abandon momentané de l’application du droit international, au profit d’«un cessez-le feu immédiat et sans conditions».
«La vie humaine passe avant tout»
Des militaires ukrainiens portent le cercueil d’un soldat (Vladyslav Belechynskyi, 20 ans) lors de funérailles à Lviv, le 23  février 2023. KEYSTONE
Conflit russo-ukrainien 

L’agression de l’Ukraine par la Russie est un acte gravissime, qui bafoue les principes élémentaires du droit international, une agression qui doit être condamnée avec fermeté, quelles que soient les considérations historiques et contextuelles qui entourent cette guerre. Cela étant dit, il est important de différencier entre application du droit international, garant de la coexistence pacifique entre nations, et compréhension des phénomènes géopolitiques. L’application du droit implique qu’on tranche entre le bien et le mal selon la loi. La compréhension, par contre, s’insère dans la complexité du contexte actuel et de l’histoire en sortant de la dichotomie noir-blanc. La compréhension est souvent basée sur une dynamique paradoxale et contradictoire des aspects apparents et sous-jacents de la réalité. C’est généralement le caché et le latent qui déterminent la dynamique de fond, comme l’ont montré Marx dans le domaine des sciences économiques et sociopolitiques et Freud dans le domaine du fonctionnement psychique.

Mes réflexions sont centrées sur l’état d’esprit et le climat idéologique ambiant qui règnent actuellement en Occident, et non pas sur les différents aspects géopolitiques de cette guerre. Cette approche centrée sur l’Occident, sans aborder les motivations de la Russie, ne signifie en rien une tentative cachée d’atténuer sa responsabilité sous l’angle du droit international.

Enfin, ma démarche est motivée par le fait que cette guerre a déjà fait plus d’une centaine de milliers de morts et de blessés de chaque côté et que sa poursuite ne se soldera pas, dans un avenir proche, par un vainqueur et un vaincu.

La défense du droit international

Le droit international est un moyen essentiel pour garantir la stabilité de l’ordre international, tout en gardant à l’esprit que l’Occident n’est pas un parangon de vertu. A réitérées reprises, il a transgressé le droit international sans l’accord des Nations Unies. Qu’il s’agisse du bombardement de la Serbie par l’OTAN ou des interventions occidentales, notamment américaines, en Irak, en Afghanistan ou encore en Libye, qui se sont soldées par des désastres humanitaires et la flambée du terrorisme islamiste. On peut aussi mentionner la guerre du Vietnam, voire la politique coloniale en général, des pratiques justifiées par des principes civilisationnels, qui reflètent une autre manière de parler du droit international. Pour dominer le monde, l’Europe avait l’habitude de se draper du devoir civilisationnel. Rappelons le «discours sur l’Afrique» de Victor Hugo, le 18 mai 1879 à l’occasion d’un banquet en l’honneur de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage, quand il associe l’Afrique à la «barbarie», à la «sauvagerie» et au fait «qu’au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme»! De nos jours, le discours est devenu plus policé, mais les motivations de fond ont-elles vraiment changé? Les principes universalistes et le droit international ne constituent-ils pas souvent un excellent cache-sexe pour la défense d’intérêts économiques et militaires peu avouables, non seulement pour l’Occident, mais aussi pour des pays comme la Russie et la Chine?

Pour revenir à la guerre en Ukraine, la défense du droit international, de la démocratie et des valeurs civilisationnelles est indispensable. En même temps, il ne faut pas oublier que la défense de ces principes au sujet de l’Ukraine coïncide avec d’importantes retombées financières pour l’industrie d’armement, particulièrement aux Etats-Unis, et pour l’industrie d’exportation de gaz de schiste américain, «champion» en matière d’émission de CO2 et de gaspillage d’eau. Cette guerre, déclenchée par Poutine, a également permis un renforcement de l’OTAN – il y a une année, elle se trouvait encore en «mort cérébrale» selon Macron – et d’amarrer davantage l’Ukraine au champ d’influence politico-économique de l’Occident. Cette défense du droit international et de la démocratie coïncide, comme par hasard, avec le fait que les budgets militaires des Etats explosent et que le CICR (Comité international de la Croix-Rouge), par manque de contribution des Etats, doit restreindre ses activités. Il lui manque actuellement 430 millions sur un budget de 2,8 milliards de francs et il doit supprimer 1500 sur 20 000 postes de travail (Le Courrier du 5.04.2023), une situation qui suscite peu d’émoi. Toujours en lien avec le projet humanitaire et civilisationnel de l’Occident, une remarque similaire peut être faite concernant les 10 millions de morts de faim chaque année!

En lien avec le droit international se pose aussi la question, à côté de la défense du respect des frontières, de la prévention des guerres. Est-ce que l’extension de l’OTAN après la chute du mur de Berlin a été une démarche très judicieuse pour normaliser les relations avec la Russie? Etait-il très sage de ne pas appliquer les accords de Minsk de 2015, qui prévoyaient une certaine autonomie des oblasts du Donbass? Que penser de l’abrogation par l’Ukraine du statut de langue régionale pour le russe en 2018? Quelles qu’aient pu être les motivations ayant mené à ces décisions, elles n’ont guère favorisé une dynamique de paix entre l’Ukraine et la Russie. Quant à la solution des problèmes par les armes, Bertrand Badié, professeur à Sciences Po Paris, estime que «l’instrument militaire n’a jamais prouvé son efficacité» et «si on veut éteindre les conflits», il faut s’attaquer aux racines et «mettre fin à la détresse sociale» (Le Temps, 9.07.2022). Quand on regarde les conséquences des interventions occidentales au Vietnam, en Irak, en Afghanistan ou encore en Libye, on ne peut pas lui donner tort.

En ce qui concerne l’application à géométrie variable du droit international par l’Occident, il est utile de s’interroger sur l’attitude des BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud] qui ne suivent pas l’Occident dans ce domaine, une attitude illustrée encore récemment par les déclarations de Lula lors de sa visite en Chine. Comme l’Occident, les BRICS ont également tendance à utiliser le droit international à géométrie variable pour défendre leurs propres intérêts économiques et justifier leur regard sur le monde. Ce regard est aussi influencé par le souvenir de leur histoire douloureuse avec l’Occident (colonisation, guerre du Vietnam, interventions récentes de l’OTAN), un souvenir qui a pu les rendre critiques à l’égard des affirmations civilisationnelles de l’Occident. Il faut donc veiller à ne pas blâmer trop rapidement les pays dont la politique diverge de la nôtre, en faisant abstraction des intérêts économiques sous-jacents et du souvenir de leur histoire avec l’Occident en matière d’application du droit international. Le discours de l’Occident, en reconnaissant ses erreurs, ne serait-il pas plus crédible et mieux entendu?

Le débat qui règne actuellement dans les médias au sujet de l’Ukraine laisse peu de place au doute. Zelensky est devenu le nouveau héros international qui va courageusement terrasser l’ours russe personnifié par Poutine. Face à cette prouesse civilisationnelle accompagnée d’une victimisation sacrificielle de Zelensky, toute critique de sa politique est perçue comme «blasphématoire» et taxée de munichoise, de poutinienne ou encore de capitularde. Preuve en est le tollé soulevé par les propos d’Alain Berset quand il parlait de «climat guerrier» et estimait que «certains acteurs sont comme emportés par l’ivresse de la guerre» (Le Temps du 4.3.2023). Edgar Morin, centenaire et ancien résistant, trouve aussi «surprenant de voir si peu de conscience et de volonté en Europe à imaginer et à promouvoir une politique de paix» (De guerre en guerre, 2023).

Quant à la répétition de l’histoire, rappelons que chaque situation est singulière. S’il y a tendance à la répétition, il n’y pas de répétition à l’identique. Selon Héraclite, «on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière». Il faut donc être prudent avec l’assimilation un peu rapide de la guerre en Ukraine à une répétition de la résistance française ou de la lutte des Kurdes et des Palestiniens.

La vie humaine, une valeur inconditionnelle

Dans un article de la WOZ du 24 mars 2022, un mois après l’agression de l’Ukraine, l’écrivaine germano-ukrainienne Natascha Wodin posait la question «A quoi sert aux morts leur courage héroïque?». Brassens chante en 1972 «mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente», et il y a la phrase de Jacques Prévert en 1946 «quelle connerie, la guerre».

Georges Nivat, spécialiste de la Russie, cite dans le Temps du 18 avril 2023 l’intervention de Mikhaïl Semenov, condamné à sept ans de travaux forcés pour avoir critiqué à deux reprises la guerre contre l’Ukraine sur les réseaux sociaux. Lors de son procès, il se défendait en disant «je pense en ce moment que la vie humaine est une valeur inconditionnelle qui doit passer avant tout le reste». Cette phrase – et il précise «en ce moment» – n’est-elle valable que pour les vies russes ou concerne-t-elle aussi les vies ukrainiennes?

La guerre dans l’est de l’Ukraine, avec une centaine de milliers de morts et de blessés de chaque côté après une année de conflit, évoque les batailles de la Somme et de Verdun lors de la Première Guerre mondiale. Nous connaissons l’avis de Zelensky. Mais que pense la population directement touchée du Donbass, voire de la Crimée, quant à la poursuite des hostilités?

La guerre en Ukraine nous place dans une situation hautement complexe. La défense de la démocratie, de l’indépendance et du droit international se trouve dans une relation paradoxale – pas de compromis possible, soit l’un, soit l’autre – avec la protection de la vie comme valeur inconditionnelle. Choisir au printemps 2023 la vie comme valeur inconditionnelle implique qu’on renonce, pour le moment, à l’application du droit international. Il arrive à certains moments que, pour sauver des vies humaines, il faut savoir renoncer et faire des concessions, y compris en matière de justice et de droit international. Au printemps 2023, la guerre en Ukraine est responsable de centaines de milliers de morts et de blessés de chaque côté et les combats s’enlisent avec l’impossible victoire d’un des belligérants dans un avenir proche. Compte tenu de ce tableau et en m’inspirant des propos de Semenov lors de sa condamnation «qu’en ce moment, la vie humaine est une valeur inconditionnelle qui doit passer avant tout le reste», un cessez-le feu immédiat, sans conditions et en renonçant momentanément à l’application du droit international, constitue probablement la réponse la moins mauvaise et la plus respectueuse de la vie humaine.

Evidemment, un tel cessez-le-feu doit être accompagné par un renforcement des sanctions économiques contre la Russie et ses oligarques, par la mise en place d’une aide humanitaire, notamment en soutenant le CICR, et par un soutien à la reconstruction de l’Ukraine. Une telle démarche peut constituer une pré-condition pour entamer des négociations, certainement longues et difficiles, en vue d’un accord de paix.

Je suis bien conscient que ni les dirigeantes russes, ni les dirigeants ukrainiens ne partagent ce point de vue. Cependant, rien ne doit nous empêcher d’avoir notre propre avis au sujet de cette guerre dont les implications dépassent très largement le cadre de l’Ukraine et de la Russie.

* Médecin-psychanalyste, ancien député et constituant vert genevois.

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