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«J’ai le droit de l’offrir à ma petite sœur?»

Écrire, l’air de rien

Ça tord le bide, d’entrer en prison. J’ai beau m’y préparer, une fois passée la porte d’entrée et le portique, ça me prend à tous les coups: ce nœud dans le ventre.

Quand je passe la dernière porte à la peinture bleue délavée, j’aperçois dans la cour de promenade ceux qui vont participer à l’atelier. Ils sont cinq ou six. Des bouclettes, des baskets et des yeux rieurs. Ils sont jeunes. Ils tapent dans un ballon qui ne sera jamais perdu derrière les buts, qui ne sortira jamais du terrain, car le terrain, ici, c’est la cour de promenade. Le ballon ricoche, revient inlassablement, ne passe jamais au-dessus des murs: trop hauts. Ils jouent comme si eux aussi avaient oublié les barbelés et le mirador, pour un temps. Ça rigole, ça râle pour une passe mal amenée ou un contre hasardeux.

Après la promenade-match de foot, on s’y met, et ce sera la même chose chaque jour à 9 heures pendant cette semaine. Une heure avec chaque groupe le matin, pareil l’après-midi. Ils ne tiennent pas plus d’une heure, de toute façon, on m’a dit. Et puis, ne soyons pas dupes: un atelier d’écriture, la proposition ne les fait pas rêver, d’emblée.

Ce fut une semaine intense. Le mardi, je les ai trouvés impressionnants et très sympathiques. Le mercredi, après un atelier compliqué, je me suis dit que tout cela ne servait à rien et j’ai essuyé quelques larmes à la pause de midi, planquée dans ma Clio sur le parking. Le jeudi, on a pleuré mais pas pareil: une émotion inattendue à la lecture des textes, de celles qui créent une bulle, douce et collective. Un jeune s’est levé pour tendre un mouchoir. On a ri aussi et c’était presque indécent en ce lieu, de rire aussi fort. Le vendredi on a fabriqué des petits livres pour accueillir nos textes de la semaine. Certains ont rangé les textes de côté pour écrire à leur mère, à leur sœur, sur ce livre. «J’ai le droit de l’offrir à ma petite sœur, madame?» «Oui, bien sûr.» Et les voilà à dessiner des cœurs et des étoiles, au stylo à paillettes, avec une application qui leur ferait presque tirer la langue.

Puis je suis sortie, une dernière fois le trajet de la salle au parking, vingt minutes d’un chemin cisaillé de portes en métal. J’ai échangé quelques regards avec d’autres détenus plus âgés, ceux qui sont là depuis dix ou quinze ans. Je ne sais jamais trop comment les regarder, ces hommes qui depuis quinze ans n’ont pas vu à plus de vingt mètres, n’ont plus vu l’horizon, la ville ou la mer. J’ai peur de leur faire violence, avec mon privilège de personne dont le regard peut porter loin au quotidien.

J’ai mangé des frites, à la cantine, entourée de surveillants en uniformes. Je suis remontée dans ma Clio. Je suis rentrée chez moi. Je me suis demandée depuis combien de temps ils n’étaient pas rentrés chez eux, ces jeunes garçons avec leur bouclettes et leurs baskets, depuis combien de temps les petites sœurs n’avaient pas été serrées dans leurs bras. Je me suis demandée s’ils allaient continuer d’écrire sur les petits carnets que je leur ai laissés en cellule. J’ai du mal à y croire, mais penser que ce n’est pas impossible me réconforte et dénoue, un peu, le nœud dans mon ventre.

* Journaliste et autrice

Opinions Rozenn Le Berre Ecrire, l'air de rien

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mercredi 14 septembre 2022

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