La joie, au cœur du désastre
Les temps sont durs, soupirent les badauds aux terrasses des bistrots. Savent-ils vraiment de quoi ils parlent? Ils ont certainement vu les activistes du climat manifester avec une ardeur subversive; ils ont vécu l’angoisse de la pandémie de covid, et, quand ils croyaient s’en être sortis, ils ont pris en pleine figure une guerre en Ukraine. Dans la foulée, ils ont encore frémi à la perspective de vivre tout l’hiver au froid, faute d’énergie, avant d’assister, éberlués, à l’effondrement d’un fleuron bancaire qui symbolisait notre ancestrale stabilité helvétique.
Mais tout cela ne les empêche pas de siroter leur apéro. Les humains sont des funambules doués d’une grande agilité pour virevolter d’un drame à l’autre, tout en exultant de joie devant un paysage sublime ou une symphonie de Mozart. Parfois, dégustant avec un plaisir gourmand mon petit repas devant l’écran à l’heure du téléjournal, je réalise l’incongruité de me sentir si contente alors que défilent les images des bombardements sur l’Ukraine ou de grappes de migrant·es accroché·es à un canot pneumatique. La honte! Ce tranquille abandon de soi me paraît aussi indécent qu’un refrain grivois dans une cérémonie d’enterrement!
C’est pourtant banal: tout le monde fait ça. Même les soldats ukrainiens ou russes, dans leurs tranchées: j’imagine qu’ils s’offrent des moments de franche rigolade entre deux tirs de mortier.
De quoi cette capacité de détachement est-elle le signe? D’une labilité mentale ou d’un déni? «Tout le monde ou presque traverse l’existence les yeux fermés. Si on les ouvrait une fraction de seconde, on pousserait des hurlements effroyables sans jamais arrêter.» C’est ce que l’écrivain israélien Amos Oz fait dire à l’un de ses personnages. «Le monde est sur une autoroute qui mène à l’enfer, avec le pied sur l’accélérateur» avertissait Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, dans son discours d’ouverture de la COP 27 à Charm El-Cheik.
«En ce qui me concerne, la situation fait que je n’arrive plus à dormir sans somnifères», avoue Julia Steinberger, professeure à l’université de Lausanne et responsable d’un des derniers rapports du GIEC. Le problème, déplore-t-elle, c’est que le GIEC est une sorte de «salon intellectuel dans lequel on discute de sujets compliqués», perdu au sein d’une lutte sanglante contre les industries extractives. Pourtant, Julia Steinberger marche. Avec trois autres femmes admirablement déterminées, initiatrices de la «Marche bleue», elle marche de Genève à Berne pour enjoindre les autorités fédérales d’agir, même s’il est peut-être déjà trop tard. Là aussi, le long des chemins, des centaines de femmes en bleu avancent avec joie et légèreté. Et ce n’est pas un manque de respect envers le malheur!
Que ressent-on quand on se trouve face à Guernica, la monumentale peinture murale réalisée par Picasso en hommage à cette ville entièrement détruite par un bombardement pendant la guerre d’Espagne en 1937: le dégoût de la guerre ou la beauté du tableau? Les deux à la fois. L’émotion esthétique et la force du symbole attisent le feu de la colère et la détermination à combattre cette violence, faisant naître du même coup un sentiment intérieur de réconciliation avec soi-même. Joie sublimée.
Le drame, c’est la dissociation et le morcellement, à la fois de la personne et des événements. Tout se passe comme si l’humanité ne parvenait à métaboliser qu’un seul malheur à la fois. Ainsi, la guerre en Ukraine relègue au second plan les crises du climat, de l’alimentation ou de l’énergie, incitant les Etats à investir fébrilement dans le charbon, le pétrole et l’armement.
Or les crises n’attendent pas benoîtement que les bonnes volontés d’avant-guerre se manifestent à nouveau quand elles en auront le temps: elles s’aggravent mutuellement et deviennent systémiques. Comme les banques. L’humanité est-elle too big to fail? Seule une approche globale permettrait l’exploit de la survie: restaurer l’unité de la personne et de la collectivité, dans la conciliation des contraires: la raison et le cœur, la profondeur du désespoir et la fulgurance de la joie. Du désordre peut naître une création nouvelle.
C’est d’ailleurs ce qui se passe dans l’univers: le cosmos est en proie à une violence chaotique lui aussi. Des étoiles qui s’effondrent deviennent des trous noirs qui absorbent tout, même la lumière, tandis que des explosions de matières en font naître de nouvelles.
Pas rancunière vis-à-vis de l’informatique, j’ai confié mes préoccupations à ChatGPT. Il m’a d’abord accordé son absolution: «Ressentir de la joie ne signifie pas ignorer les souffrances du monde». Bon, merci! Après quoi il m’a fait la morale: pratiquer la gratitude, aider les autres, etc. En revanche, il n’a même pas été capable de me suggérer Beethoven et l’«Hymne à la joie» de sa grandiose Neuvième symphonie: «Joie, étincelle divine». Il manque vraiment d’humanité…
Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.