Informatique: de l’enchantement à la crise de nerfs
Diversion estivale: aujourd’hui, j’ai envie de vous parler de mes relations d’amour-haine avec mon ordinateur. C’est une histoire qui commence dans l’enchantement au début des années 1990. Pendant que mon collègue est en vacances, je me glisse furtivement dans son bureau équipé d’un ordinateur, et je pianote fougueusement, au hasard, sur le clavier. Il se passe des choses amusantes et ça m’enchante. Ma maîtrise progressive provoque un effet désinhibant: l’angoisse de la page blanche se dissout dans un sentiment d’innocence: tout peut être corrigé, effacé, déplacé, recomposé à volonté. A cela s’ajoutent des navigations surprenantes sur le web. Il a réponse à tout: l’heure du train pour Berne ou la capitale de la Mongolie extérieure… Le monde s’ouvre et je m’y aventure gaiement.
Aujourd’hui, l’amour n’est plus au beau fixe. Tout se complique et je n’apprécie guère la manière désobligeante dont les machines s’adressent à moi: «vous n’êtes pas connectée»; «les données de votre compte sont obsolètes»; «cette fonction n’est pas disponible»; «ce mot de passe n’est pas reconnu». Ah, les mots de passe! Chaque logiciel exige une combinaison inédite de chiffres et de lettres, telle que personne n’en a jamais conçu de semblables. Je veux bien, mais pour s’en souvenir? Tous mes mots de passe se bousculent dans un petit carnet. Et dans une copie cachée du petit carnet pour si on perd le carnet… «Il n’y a pas de cartouches d’encre!», me reproche la nouvelle imprimante que je m’efforce d’installer. «Je sais bien, espèce de malotrue! Tu ferais mieux de m’indiquer où je dois les mettre!» Parfois, il arrive qu’au lieu d’accueillir docilement mon texte, mon ordinateur prenne des initiatives en lui donnant une tout autre allure. Il faut ensuite passer des heures à chercher d’où vient l’embrouille, soit la faute que j’ai dû commettre. Au pire moment d’exaspération, le voilà qui me demande, narquois: «Dites-nous ce que vous voulez faire»! Je l’expédierais par la fenêtre.
Quelqu’un pourrait-il m’expliquer, alors qu’un appareil qu’on a patiemment apprivoisé fonctionne à satisfaction, pourquoi des informaticiens s’acharnent à modifier le logiciel à tout bout de champ, en vous promettant un «nouveau design». En réalité, après la mise à jour, les utilisateurs en sont réduits à errer dans ce paysage métamorphosé pour retrouver comment faire leurs paiements du mois… Tout se passe comme si les entreprises de service disposaient d’un staff de programmeurs qui n’ont rien d’autre à faire que de concevoir de nouvelles configurations. Pour le plaisir. Imaginez votre désarroi si, vous remettant au piano après quinze jours d’absence, vous constatiez que les sonorités ont été modifiées parce qu’un accordeur lubrique s’est offert des sensations nouvelles…
Dans le registre marchand, on constate que pour passer commande sur internet, il faut prendre le temps, mais ça fonctionne: les douze étapes prescrites s’enchaînent et le mail de confirmation est aimable. En revanche, pour décommander ou se désabonner, c’est une tout autre histoire. Exemple: après avoir cherché fébrilement un portail d’accès ou un contact pour annuler une réservation d’hôtel, je finis par dénicher un numéro auquel envoyer un SMS, comme une bouteille à la mer. La réponse me revient par retour de mail, mais pas comme attendu: «Merci pour votre message. Nous espérons que votre séjour dans notre hôtel vous a plu»! Quant aux intrusions publicitaires, le terme «incrustation», propre au numérique, est le mot juste: des incrustations permanentes et incontrôlables ne cessent de squatter mon écran, en fonction de l’historique de mes recherches sur internet. A peine ai-je posé les lettres mus… pour musique sur un SMS, que l’écriture intuitive de mon téléphone suggère «musée», parce que je viens d’en contrôler les heures d’ouverture. Tout cela n’a pas de sens: ce n’est que de la mécanique. Mon ordinateur m’offre des fonctions mais pas de l’intelligence.
Connectés, oui, mais à quoi au juste? Nous sommes les pantins des GAFAM, les cobayes de l’émancipation marchande des réseaux, les otages d’une démocratie de la souris et du clic, le matériau brut de l’hypersurveillance des agences de sécurité.
En cherchant bien (sur internet évidemment: où d’autre?), j’ai découvert qu’un spécialiste du numérique, après vingt ans passés à vanter ses performances, s’était aussi mis à douter: «L’informatique s’est donc focalisée jusqu’à l’obsession sur de nouvelles fonctions sans se demander si elles étaient utiles ou accessibles». Jusqu’ici, je gardais secrètes mes errances numériques par crainte de révéler ma flagrante incompétence. Pourtant, ayant fait état dans une conversation de quelques crises de colère, j’ai déclenché sans le vouloir une déferlante de griefs. Je ne suis donc pas seule. Alors quoi? Renoncer aux appareils électroniques? Je ne m’en sens pas capable. Au secours! Je crains que le point de non-retour soit dépassé.
Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.