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Passé pour un criminel

Rencontre exclusive avec des activistes suisses présent·es à Sainte-Soline, en France, lors des mobilisations organisées par les Soulèvements de la Terre contre les mégabassines fin mars.
Passé pour un criminel
Deux cents manifestant·es ont été blessé·es lors des affrontements à Sainte-Soline. L’un d’eux se trouve toujours dans le coma. KEYSTONE
Répression

Sainte-Soline, en France, n’a pas fini de faire couler de l’encre. Samedi 25 mars, entre 6000 et 8000 personnes selon les autorités françaises, ou 30 000 selon les organisateur·trices, ont manifesté contre la construction d’un réservoir d’eau destiné à l’irrigation de terres agricoles dans les Deux-Sèvres, département situé à l’ouest de l’Hexagone. Un week-end contre ces mégabassines qui restera dans la mémoire collective. Avec des affrontements au lourd bilan: 200 personnes blessées du côté des manifestant·es, selon les organisations, dont certain·es grièvement blessé·es par des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) ou encore des éclats de grenades de désencerclement. L’un d’entre eux se trouvant toujours dans le coma. Dans les rangs des gendarmes, les autorités disent compter 47 blessé·es.

«Je n’ai jamais été interdit de quitter la Suisse» Lou*

De nombreux activistes internationaux ont pris part à la manifestation, dont des Suisse·sses. Le Courrier a pu en rencontrer quatre, dont un qui a été expulsé du territoire français et ne peut y retourner. Récemment, la presse française et suisse s’était déjà fait l’écho de son cas. Arrêté, il aurait été renvoyé en Suisse en raison d’une interdiction de quitter le territoire helvétique. Il déclare être «le seul Suisse à avoir été refoulé» et conteste des informations qui «sont totalement erronées».

«Je n’ai jamais été interdit de quitter la Suisse et je n’étais pas au courant que je n’avais pas le droit d’être en France!» s’exclame Lou* qui souhaite rester anonyme afin d’éviter un acharnement sur sa personne.

Que disent les autorités?

Lou réside à Genève et suspecte le Service de Renseignement de la Confédération (SRC) d’avoir «transmis des informations erronées» à son sujet à son homologue français, ce qui expliquerait selon lui l’existence d’une fiche impliquant la sûreté de l’Etat. Contacté, le SRC explique ne pas s’exprimer ni sur des opérations, ni sur des cas, des mouvements en particulier. Si pour le SRC, la scène des activistes du climat ne relève en tant que tel pas de sa compétence, l’implication éventuelle de groupes ou d’individus extrémistes violents dans les activités des militants du climat est traitée par ses soins, selon son mandat légal.

Le Ministère public de la Confédération explique, lui, ne s’être jamais saisi de l’affaire. Son pendant genevois ne livre de son côté aucune information sur l’existence ou non d’une procédure à l’encontre de ce militant. Des questions adressées à la gendarmerie française, et traitées par le ministère de l’Intérieur, sont restées à ce jour sans réponse. Relevons que la semaine dernière, le mouvement des Soulèvements de la Terre se trouvait sous le coup d’une procédure de dissolution. SKN

Arrestation lors d’un contrôle

Posé, serein, et surtout très réfléchi, il se confie: «Nous sommes partis de Genève jeudi 23 mars, en voiture, à plusieurs, et nous avons dormi le soir dans un camp. Le lendemain, nous nous sommes rendus dans la commune de Melle pour assister à une conférence sur l’eau. Nous savions qu’il y aurait des contrôles sur le chemin. Mais je n’avais rien à me reprocher…»

Lou se fait contrôler à deux reprises: la première fois, on lui demande de présenter son permis de conduire, et la seconde, sa carte d’identité. Là, «les policiers m’ont fait comprendre que quelque chose s’affichait sur leur appareil… et je me suis retrouvé au poste. On m’a dit que je n’avais pas le droit d’être là». Plus tard, il apprend qu’il fait l’objet d’une interdiction du territoire français datée du 23 mars.

L’activiste ne comprend pas ce qui lui tombe dessus. Il est remis à une adjudante de la gendarmerie de Melle qui apposera, après 24 heures de détention, sa signature en bas d’un document – que Le Courrier a pu consulter – impliquant des mesures d’éloignement. Ce n’est qu’à ce moment qu’il comprend que la situation est grave. «Elle m’a regardé droit dans les yeux et dit que je représente une menace sérieuse contre la sécurité du pays.» Il tombe des nues.

Lou affirme qu’il n’a jamais subi de contrôle d’identité en France, lui qui y va pourtant souvent car une partie de sa famille y vit. «L’activité la plus ‘grave’ que j’aie menée est d’avoir participé à des actions d’Extinction Rebellion en Suisse. Ce qui m’a valu deux contrôles d’identité, une amende et une ordonnance pénale pour avoir refusé de quitter les lieux… mais rien de très grave…» Il estime s’être fait traiter comme «un dangereux criminel» par les autorités françaises. Alors qu’il le répète: «Je n’ai jamais rien fait dans ce pays et jamais je n’ai été notifié d’une telle décision.»

Le jour des gros affrontements, il le passe en audition au poste, accompagné de son avocate. «J’entends des officiers qui parlent entre eux dire que je suis fiché S», poursuit-il.

Détention administrative

Dans la soirée, il est transféré au Centre de rétention administrative (CRA) de Bordeaux jusqu’à un renvoi en Suisse. Il y passera quatre jours. Ce n’est qu’une fois arrivé au CRA – où la chaîne d’information BFMTV tourne en boucle – qu’il découvre ce qui s’est passé à la manif’. Il saute sur le téléphone pour prendre des nouvelles de ses camarades.

Le lundi soir, il reçoit son heure d’audition devant la juge administrative qu’il verra le lendemain matin. Elle confirmera son expulsion par avion. Lou se rappelle du soulagement ressenti en sortant du CRA qu’il décrit comme un lieu «déprimant» et «tout sauf reposant». «Le centre se trouve en sous-sol, des grillages surplombent nos têtes. J’ai vu un seul rayon de soleil et assisté à une bagarre.»

Mercredi, après un vol de Bordeaux à Paris, puis un autre de Paris à Genève, les menottes lui sont retirées. Il est remis à deux policiers suisses. «Ils m’ont demandé ce qu’on me reprochait, rendu mes papiers et montré la sortie de l’aéroport.» A ses yeux, ce qu’il a vécu «a été orchestré pour légitimer le discours du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, pour lequel nous étions des terroristes venus de l’étranger». L’activiste se prépare à contester prochainement cette interdiction «à durée indéterminée». «Il est très inquiétant de voir des mesures antiterroristes appliquées à des militant·es soucieux·ses de préserver la vie sur cette Terre.»

«Un seuil a été franchi en termes de violences»

Les trois autres Suisse·sses rencontré·es sont également marqué·es par les affrontements.

«Un seuil a été franchi en termes de violences. Il y a eu tellement de blessés·es, d’armes utilisées», déclare Marie* en se rappelant les moindres détails de la journée. «La manifestation ressemblait à une scène de bataille. Nous avions formé trois cortèges. Le premier, devant, se dirigeait vers les policiers pour les pousser à partir. J’étais dedans. Mais avant même d’arriver à la hauteur des policiers qui avaient formé un barrage devant et autour de la bassine, ils ont chargé», explique la militante. Des grenades tirées dans la masse en premier, puis au-dessus de celle-ci en raison du vent, qui était en défaveur des agents.

Elle décrit un «bruit assourdissant» durant toute cette confrontation: «Il y a eu très vite beaucoup d’agitation. Partout, des gens criaient ‘Medic medic’ pour appeler les équipes de soignant·es. Nous étions tous en binôme. Puisque je suis petite, je regardais mes pieds pour me protéger et voir où j’allais. Mon binôme, très grand, regardait en l’air pour voir où allaient atterrir les éclats de grenade.»

Les militant·es qui se trouvent en première ligne sont armé·es de cailloux et de cocktails Molotov. «On ramenait des cailloux à l’avant», précise Marie. Elle ne sera pas blessée. Après un deuxième affrontement, les activistes rebroussent chemin. Désorganisé·es et à cours de matériel médical, ils doivent s’arrêter. Les blessé·es commencent à être plus visibles.

Camille*, street medic**, peut justement en témoigner. «Ils nous ont balancé dessus des grenades GM2L, qui sont un peu moins puissantes que les GLI-F4. Ce sont des grenades lacrymogènes assourdissantes», souligne-t-il. Il raconte les dégâts: «Des pieds sacrement amochés, des yeux touchés, beaucoup de lacrymo.» Et de poursuivre: «Je n’avais rien vécu de cette intensité. Après deux minutes seulement d’affrontement, on nous appelait déjà de tous les côtés. Nous étions submergés et nous devions, à chaque fois, reculer de plus en plus loin pour soigner les blessé·es à l’abri de ces armes, dont la portée peut aller jusqu’à 250 mètres.» Il faut nettoyer et désinfecter des plaies puis faire en sorte de stabiliser les blessé·es, qui sont amené·es vers la route, à l’écart des affrontements.

«Des policiers en scooter ont tiré sur les blessé·es amené·es à l’écart» Camille*

«Une équipe faisait du triage, comme en guerre. Seuls les cas graves étaient envoyés à l’hôpital», poursuit Camille qui a pris soin, avec son binôme, de huit personnes. L’activiste ne comprend pas l’attitude de la police à leur égard. «Des policiers en scooter ont tiré sur les blessé·es amené·es à l’écart. D’autres ont refusé de nous aider pour évacuer une personne dont la vie était menacée.» Ce qui renforce sa défiance envers les forces de l’ordre.

Pour Frank, c’est le différentiel d’équipements entre manifestant·es – «qui avaient à peine de quoi se protéger» – et «policiers armés pour la guerre» qui l’a marqué. Il a participé en se tenant à distance des affrontements principaux. Son cortège avait pour mission de s’étendre le plus possible autour de la bassine pour obliger les forces de police à se disperser. Le groupe a quand même été gazé, selon ses dires. A part un peu de lacrymo dans l’œil, Frank s’en est bien sorti. Il découvrira l’état des militant·es plus à l’avant bien plus tard.

Marie estime à une centaine le nombre de Suisse·sses sur place. «Fouilles complètes, contrôles d’identités répétés, confiscation d’objets contondants: les forces de police ont été très méticuleuses pour nous dissuader de manifester dès notre arrivée dans la région», conclut-elle. Pour Frank, la répression est contre-productive. «Elle radicalisera davantage les écologistes et ralliera plus de monde à la cause.» SKN

* Les personnes ont souhaité gardé l’anonymat.

** Les ‘street medics’ sont des militant·es-secouristes de rue bénévoles et formé·es aux premiers secours.

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