Chroniques

L’acharnement des pouvoirs institutionnels sur une femme

Les écrans au prisme du genre

La Syndicaliste revient sur un épisode de l’histoire mouvementée d’Areva, défunte entreprise multinationale détenue par l’Etat français, phare de son programme nucléaire dans les années 2000, sujette à des rivalités politiques et économiques qui conduiront à son démantèlement. Le film de Jean-Paul Salomé se focalise sur «l’affaire Maureen Kearvey» et reprend l’enquête publiée en 2019 par Caroline Michel-Aguirre, journaliste à L’Obs; le film sera validé par la protagoniste de l’affaire.

Le récit du film commence en 2010 et souligne la proximité de Maureen Kearney (Isabelle Huppert), responsable syndicale CFDT, secrétaire du comité de groupe européen d’Areva, avec la présidente du groupe, Anne Lauvergeon (Marina Foïs), au moment où celle-ci est écartée par le président Sarkozy parce qu’elle s’oppose au démantèlement d’Areva au profit d’Alstom-Bouygues. Maureen Kearney, toujours en contact avec Anne Lauvergeon, dénonce les accords secrets de transferts de technologie avec la Chine, qui auraient pour conséquence des licenciements massifs en France. Après diverses menaces et tentatives d’intimidation, elle est retrouvée chez elle par sa femme de ménage, ligotée, scarifiée et violée avec un manche de couteau, le matin où elle devait rencontrer le premier ministre Cazeneuve (qui devient dans le film le président Hollande), le 17 décembre 2012.

On découvre Maureen en même temps que sa femme de ménage, bâillonnée, ligotée, scarifiée et violée, et on suit les détails de l’enquête de gendarmerie après qu’elle a déposé plainte. Ce qui frappe dans la suite de l’enquête, c’est qu’elle n’a affaire qu’à des hommes, qu’il s’agisse des médecins qui lui font subir des «tests» en introduisant des objets dans son vagin, puis qui la soumettent à une «expertise psychiatrique», ou des gendarmes dont on comprend très vite qu’ils doutent de son agression: une bonne idée du film est de faire incarner le lieutenant qui mène l’enquête à charge contre Maureen par un acteur qu’on a vu récemment dans des rôles d’«homme doux»: Pierre Deladonchamps (Reprise en main, La Page blanche et Petite leçon d’amour en 2022), si bien que la misogynie apparaît comme une caractéristique systémique et non plus individuelle. Contrairement au choix fait par Dominik Moll dans La Nuit du 12, il n’y a pas d’homme qui échappe à l’intériorisation du machisme.

Les pressions qu’elle subit sont telles qu’elle signe des aveux. Un mois après le viol, elle est mise en examen pour «dénonciation de crime imaginaire», passant du statut de victime à celui d’accusée, bien qu’elle se soit rétractée rapidement, grâce au soutien de sa famille et de ses ami·es.

Ce n’est qu’en 2017 que son affaire est jugée, mais bien que le tribunal soit présidé par une magistrate, c’est la même méfiance vis-à-vis du témoignage d’une femme violée qui se manifeste et se solde par un verdict de «dénonciation de crime imaginaire» : elle est condamnée à cinq mois de prison avec sursis et 5000 euros d’amende.

Aidée par sa famille et par les syndicalistes CFDT, elle fait appel, change d’avocat et dépose une nouvelle plainte en 2018 pour «séquestration, violence avec arme et viol». Devant la Cour d’appel, ses avocats dénoncent les carences de l’enquête (qui s’est faite uniquement à charge, tous les éléments pouvant l’innocenter ayant été écartés ou détruits) et Maureen est relaxée. Mais sa plainte ne donnera jamais lieu à l’ouverture d’une nouvelle enquête…

Le film met en avant, à travers la performance d’Isabelle Huppert, le courage qu’il faut à une femme pour affronter le pouvoir masculin: une fois Anne Lauvergeon écartée, elle se retrouve seule face à la direction exclusivement masculine d’Areva qui use de tous les moyens pour l’intimider, y compris les menaces physiques. Après son agression, elle est lâchée par Lauvergeon, traitée comme un cobaye par les médecins censés constater le viol. Elle doit affronter ensuite le pouvoir policier qui est quasi exclusivement masculin (la gendarme subalterne qui conteste l’interprétation de ses chefs est une invention de la fiction: en réalité, Maureen Kearney n’a eu affaire qu’à des hommes). Le viol qu’elle a subi à 20 ans, dont les gendarmes retrouvent la trace en accédant illégalement à son dossier médical, devient un élément à charge.

Le plus choquant mais aussi le plus révélateur est le comportement de la magistrate (incarnée par Andréa Bescond, l’autrice des Chatouilles) lors du procès de 2017, repris mot pour mot du procès public: il indique l’intériorisation par les femmes de la misogynie systémique de l’institution policière et judiciaire, qui fait qu’aujourd’hui encore seulement 10% des plaintes pour viol donnent lieu à un procès et 1% seulement à une condamnation, alors que les femmes représentent 60% des juges en poste.

La Syndicaliste, Jean-Paul Salomé, avec Isabelle Huppert, Grégory Gadebois, François-Xavier Demaison, Marina Foïs, Pierre Deladonchamps, Yvan Attal.

Opinions Chroniques Geneviève Sellier Les écrans au prisme du genre

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mercredi 27 novembre 2019

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