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Oser se dire pacifiste?

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Dans le brouhaha assourdissant autour de notre soutien à l’Ukraine, la paix est un concept inaudible et le pacifisme une indécence. Dans la population et les institutions, les échanges d’opinions sont moins l’expression des émotions que suscitent les images insoutenables de la boucherie de Bakhmout que celle des contingences politiques: faut-il oui ou non autoriser l’Allemagne ou le Portugal à réexporter des munitions de fabrication suisse? En cause, la neutralité, évoquée avec dévotion par certains, jugée obsolète par d’autres. Pour ces derniers, il est clair que sans elle, notre solidarité armée pourrait se déployer dans toute sa courageuse générosité, et notre industrie d’armement s’épanouir dans l’allégresse du progrès. Oserais-je glisser que le pacifisme serait peut-être mieux à même que la neutralité d’orienter le débat?

Reprenons… Neutralité, industrie d’armement et exportation d’armes: cette équation hasardeuse nous a déjà valu de nombreux scandales. Sans revenir lourdement sur les critiques du rapport Bergier fustigeant l’usage opportuniste de notre neutralité pour commercer avec l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, je suggère simplement de consulter les médias qui bruissent de rumeurs sur la découverte d’armes suisses là où elles ne devraient pas se trouver, trahissant la porosité entre neutralité et commerce. «S’il n’y a pas de montres suisses, la grenade, elle, est disponible», pouvait-on lire sur un message posté en juin 2020 sous la photo d’une bombe de Ruag par un djhadiste tchétchène à Idlib en Syrie (Le Courrier, 18.11.20). On signale aussi du matériel de guerre au marché noir au Yémen et, hier encore, opportune coïncidence, on découvrait la photo d’un blindé suisse en Ukraine (Le Courrier, 23.03.23). Par ailleurs, notre pays poursuit benoîtement sa collaboration militaire avec Israël, en dépit des résolutions de l’ONU contre la colonisation de la Palestine et la politique d’apartheid envers ses habitants. Sans oublier les ventes d’armes à la Russie elle-même. «Poutine détruit l’Ukraine avec une machinerie de guerre à laquelle la Suisse a beaucoup contribué», écrivait récemment le Groupe suisse pour une Suisse sans armée (GSsA).

Au Parlement, notre statut de pays neutre est ausculté selon des arguties subtiles pour tenter d’en faire une caution morale qui masquerait la recherche de profits. Précisons qu’en 2022, l’industrie suisse d’armement a réalisé un chiffre d’affaires de 955 millions de francs pour ses exportations, en progression de 29% par rapport à l’année précédente. «Ce résultat est profitable à notre politique de sécurité» et c’est aussi «une question de principe pour notre économie libérale», se réjouit Philippe Zahno, secrétaire général du Groupe romand pour le matériel de défense (Le Temps, 08.03.23). A partir de là, on se dit que la neutralité est devenue un concept tellement tordu qu’une livraison directe de munitions à l’Ukraine n’aggraverait nullement son cas!

C’est là qu’entre en jeu l’option pacifiste. Que les bellicistes gardent pour eux leurs ricanements et leurs insultes: je ne mentionne ici que pour rappel les campagnes persévérantes du GSsA pour l’interdiction de toute exportation d’armes, pour la reconversion des usines d’armement et pour la suppression de l’armée. En l’occurrence, préférer les armes de la non-violence aux égarements de la neutralité, c’est mener un combat pour construire la paix, non seulement par la rhétorique des «bons offices» et les courbettes des rencontres diplomatiques, mais en actionnant l’arme redoutable des sanctions financières: saisir la fortune des cleptocrates et taxer les superprofits réalisés grâce à la guerre par les multinationales russes des matières premières ayant leur siège en Suisse, c’est assécher le trésor de guerre de Poutine, c’est apporter un soutien financier à la résistance du peuple ukrainien et à la  reconstruction de son pays, et c’est peut-être une aide plus indispensable que d’envoyer des chars d’assaut.

Tous les jours, les médias rapportent les commentaires désobligeants que l’Europe et les Etats-Unis ne cessent de répandre sur notre lâcheté, reproches que les va-t-en-guerre s’empressent de répercuter à l’appui de leur engagement militariste. Leurs oreilles semblent moins sensibles aux critiques sur notre hypocrisie et notre ladrerie suscitées par le peu d’empressement que nous mettons à bloquer les fonds des milliardaires alliés du régime de Poutine. «Il y a quelque chose de pourri en Suisse», écrit Le Monde (28.02.23): «Les Suisses aiment bien qu’on les considère comme ‘neutres’, pour pouvoir continuer à gérer l’argent des dictateurs».

Opter pour les armes civiles serait peut-être une manière de réconcilier pacifisme et neutralité dans une éthique de transparence et de cohérence, sans contorsions opportunistes. Regarder vers l’Ukraine plutôt que vers l’OTAN pourrait aussi nous faire sortir de ce double jeu qui discrédite notre politique étrangère.

Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

 

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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