S’instruire des défis du passé pour affronter ceux à venir
A la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, la Suisse fait face à un casse-tête sur trois plans. Premièrement, la défaite de l’Allemagne nazie met les élites politiques et économiques devant la difficile tâche de faire oublier au monde – et surtout aux Etats-Unis – qu’elles se sont profondément impliquées, par appât du gain ou par assimilation au projet nazi, dans le camp des perdants jusqu’aux derniers coups de feu. Deuxièmement, le retard accumulé sur le plan des assurances sociales n’est plus tenable et il faut développer un nouveau système dont l’AVS est le fer de lance, tout en y trouvant une solution libérale. Troisièmement, la modernisation de l’économie, l’ouverture aux échanges globaux, la participation à la diplomatie mondiale ne doivent pas remettre en question les structures traditionnelles, patriarcales et profondément conservatrices du pays – pas question, par exemple, de reconnaître aux femmes un statut de citoyen.
Dominique Dirlewanger met en évidence, avec les quelque 150 pages de 6 juillet 1947. La Suisse dans le monde d’après-guerre1>Dominique Dirlewanger, 6 juillet 1947. La Suisse dans le monde d’après-guerre, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2022. ce «changement d’orientation» dans l’histoire helvétique récente. L’année 1947 apparaît comme un moment charnière où se négocie ce virage délicat: l’auteur la place dans la lignée de 1848 et de 1918, dates de la fondation de l’Etat fédéral et de la Grève générale respectivement. Habilement, le livre invite à s’inspirer de ces expériences pour faire «face aux défis majeurs des transitions à venir dans la première moitié du XXIe siècle».
Disons-le clairement, le livre est excellent. Petit condensé de récents travaux, il aborde avec grande efficacité des problématiques complexes et fait dialoguer des niveaux d’analyse tels que la géopolitique de la Guerre froide et le commerce de détail de fleurs, évoque l’émergence du néolibéralisme sur les côtes du lac Léman et discute de l’arrivée des réfrigérateurs dans les ménages, le tout en parvenant à proposer une interprétation cohérente dans une formulation agréable à lire. Si le titre semble suggérer qu’un «jour du destin» caractérise l’histoire helvétique, le livre présente le 6 juillet 1947 plutôt comme l’œil de l’aiguille par lequel passent tous les fils analysés.
La Suisse que Dominique Dirlewanger décrit est celle des élites. C’est grâce à «l’intense mobilisation des milieux dirigeants» que le pays connaît une «réorganisation en profondeur», argumente-t-il, entraînant dans leur sillage la population bien peu impliquée. Le mythe d’une nation née de la volonté de citoyens déterminant eux-mêmes leur destinée en prend un coup. Le sentiment du «devoir accompli», l’aisance matérielle indécente dans une Europe en ruines, le repli sur une Suisse à tort perçue comme agricole et impuissante dans le concert des nations – tout cela semble expliquer que les élites aient les coudées franches pour imposer le modèle libéral et conservateur qui aboutit au célèbre «malaise suisse» diagnostiqué par Max Imboden (1964) ou Luc Boltanski (1966). Si cet argumentaire est assez convaincant, il est néanmoins frustrant qu’il fasse disparaître la population helvétique.
Le point que le livre soulève, et qui semble pourtant problématique, est le rapport au passé. L’auteur estime en effet que «la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale a fait son chemin dans l’opinion publique», ce qui semble suggérer qu’un débat ait eu lieu sur l’implication de la Suisse dans le conflit et qu’un consensus soit établi. Or, il n’est pas clair que ce soit le cas – et la question de la neutralité helvétique dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne souligne que l’interprétation historique de cet épisode reste hautement contestée.
*Séveric Yersin est historien.
Notes