Chroniques

Dans quel système vivons-nous?

L'actualité au prisme de la philosophie

Pouvoir qualifier le système social dans lequel nous vivons est une tâche à laquelle se sont attelées les théories critiques, en lien notamment avec la question de la technique.

La mégamachine. Le penseur Lewis Mumford (1895-1990) avait qualifié le système social de «mégamachine». Ce système fonctionnerait comme une machine qui opprimerait les individus. Il considère que la naissance de la mégamachine est liée à l’émergence d’Etats bureaucratiques dans l’Antiquité. Néanmoins, il est possible de se demander si l’émergence du capitalisme – au XVIe siècle –, de l’Etat moderne bureaucratique ou encore de la technoscience ne constitue pas une rupture. Pour sa part, Fabian Scheidler, dans La fin de la mégamachine (2020), considère que la mégamachine se met en place avec l’époque moderne, même si dès l’Antiquité un certain nombre d’oppressions sociales contribuèrent à son émergence.

Par ailleurs, on peut aussi se demander si la mégamachine n’est compatible qu’avec le capitalisme. En effet, entre les années 1930 et 1970, un certain nombre d’auteurs et d’autrices sont frappé·es par certaines similarités systémiques entre le capitalisme et les bureaucraties socialistes. Ainsi, la philosophe syndicaliste révolutionnaire Simone Weil qualifie de «technocratie» le régime sociopolitique qui caractérise à la fois le capitalisme et le socialisme d’Etat.

Il serait également possible de questionner la compatibilité de la mégamachine avec une société écologiste. Pour nombre d’auteurs décroissants, comme par exemple Serge Latouche, auteur de La mégamachine (2004), une société réellement écologiste supposerait la remise en question de la mégamachine.

Pourtant, on peut constater que la science-fiction nous donne des exemples de sociétés qui seraient compatibles avec un régime politique technocratique et un technocapitalisme vert. On peut ainsi imaginer une société où la consommation des ressources naturelles de la Terre par les humains serait régulée de manière autoritaire par une intelligence artificielle.

Le technocapitalisme. Comme on vient de le voir, la notion de mégamachine est peut être un peu trop large pour qualifier exactement le type d’organisation socio-économique dans laquelle nous vivons, puisqu’elle pourrait s’appliquer aussi bien au capitalisme qu’à un socialisme bureaucratique d’Etat.

Certains auteurs, tels que les philosophes Pascal Chabot ou Eric Sadin, optent plutôt pour la notion de «technocapitalisme». L’intérêt de cette notion est de mettre en lumière comment notre système social actuel serait orienté par l’imbrication du capitalisme et de la technique.

En ce qui concerne le capitalisme, comme Marx l’a mis en avant, c’est un système d’accumulation du profit pour le profit. Néanmoins, pour Marx, la technique est neutre. C’est l’orientation économique capitaliste qui rend la technique oppressive. Le préfixe «techno-» semble se rapprocher au contraire de la pensée de Jacques Ellul, qui a développé la notion de «système technicien». Pour ce dernier, la technique moderne marque une rupture avec la technique traditionnelle. Elle se transforme en système autonome que les êtres humains ne maîtrisent plus.

Comme la notion de mégamachine, la notion de technocapitalisme renvoie à l’idée d’un système social qui fonctionne tout seul comme une machine, et que les êtres humains ne parviennent plus à contrôler. La recherche d’accumulation du profit oriente l’innovation technologique, et ces innovations technologiques sont mises au service de l’accumulation du profit. En outre, dans le contexte d’un technocapitalisme numérique, se met en place un capitalisme de surveillance, comme l’a documenté Soshana Zuboff.
Au sein des pensées technocritiques, deux courants se font jour. Il s’agit soit de contrôler démocratiquement la technique, (comme le propose par exemple Andrew Feenberg), soit d’opter pour des techniques conviviales qui favorisent l’autonomie des êtres humains (comme le proposait Ivan Illich).

Machinisme et rapports sociaux. Néanmoins, les conceptions «machiniques» de l’oppression sociale – que ce soit la mégamachine ou le technocapitalisme –, pour intéressantes qu’elles puissent être, ne peuvent rendre totalement compte des oppressions qui existent dans le système social. En effet, leurs visions de la société sont trop homogènes, en laissant supposer que l’oppression au sein de la mégamachine s’exercerait de manière identique pour tous et toutes.

Or la mégamachine est traversée de rapports sociaux. En fonction de sa classe sociale, de son sexe, de sa situation de handicap, tout le monde n’est pas situé à la même place au sein des rapports sociaux de pouvoir.

Les productions techniques peuvent contribuer à donner davantage de pouvoir à certains groupes sociaux, qui ont par exemple les moyens de se les procurer, et au contraire désavantager d’autres groupes qui en subissent les désavantages. On peut prendre l’exemple de la délocalisation de la production industrielle et technologique dans des pays où des travailleur·euses plus pauvres en subissent les nuisances environnementales.

*Sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com.

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