Solidarité

Le Tchad mutilé par l’autoritarisme

Aucun dialogue véritable ni transition démocratique n’a lieu au Tchad depuis la prise du pouvoir par le fils d’Idriss Déby, analyse Delphine Djiraibé, lauréate du Prix Martin Ennals cette année.
Le Tchad mutilé par l’autoritarisme
Emmanuel Macron aux côtés de Mahamat Idriss Déby, le fils d’Idriss Déby, lors des funérailles de son père en avril 2021. KEYSTONE
Tchad

Depuis plus de trente ans, elle lutte sans relâche pour les droits humains et la démocratie au Tchad. En tant qu’une des toutes premières femmes avocates de son pays, Delphine Djiraibé a accompagné la chute du terrible dictateur Hissène Habré en 1990, puis assisté à l’ouverture des prisons de la police politique où étaient incarcérés ses camarades: «On a dû les porter comme des bébés, ils n’avaient plus que la peau sous les os», se souvient celle qui a obtenu le prix Martin Ennals le 16 février dernier à Genève. Une récompense accordée par dix des plus importantes organisations mondiales de droits humains, avec le soutien de la Ville de Genève.

«C’est là que nous nous sommes dit, ‘plus jamais ça’ et nous avons fondé notre première association pour les droits humains, qui a obtenu des bons résultats dans les années 1990», raconte la militante. Malheureusement, les progrès n’ont pas duré et le pays a récemment sombré encore un peu plus dans l’autoritarisme après la prise du pouvoir en avril 2021 de Mahamat Idriss Déby, le fils d’Idriss Déby Itno, à la tête de l’Etat pendant trente et un ans. Pour Le Courrier, Delphine Djiraibé, fondatrice de l’ONG Public Interest Law Center (PILC), analyse la situation actuelle et l’histoire récente de son pays.

Comment a évolué la situation des droits humains au Tchad depuis 2021?

Delphine Djiraibé: C’est pire encore. Le 20 octobre dernier, c’était un jeudi noir: une terrible répression s’est abattue sur les Tchadiens. Une manifestation a dénoncé les résultats de la récente Conférence nationale. Celle-ci a abouti à la prolongation de deux ans de la période de transition menant aux élections, laquelle a déjà duré près de deux ans. Non seulement les militaires vont rester au pouvoir mais le président Mahamat Idriss Déby (Kaka) pourra se présenter aux élections, ce qui va à l’encontre des règles de l’Union africaine (OUA).

Les jeunes Tchadiens sont sortis dans la rue. La manifestation a été réprimée dans le sang. Comme la veille au soir déjà: des camionnettes non immatriculées ont fait irruption dans les quartiers tenus par l’opposition et ont mitraillé les personnes se trouvant à l’extérieur. Il y a eu au moins 100 morts ces deux jours-là. Peut être beaucoup plus. Et l’armée ne s’est pas contentée de tirer sur la foule pacifique: des militaires sont entrés dans des maisons où des jeunes s’étaient réfugiés en fuyant les balles, les ont sortis de dessous les lits où il se cachaient et les ont exécutés.

Quel est l’objectif de la répression actuelle?

Le but est de terroriser la population. Nous faisons face à un terrorisme d’Etat. Aujourd’hui, tous ceux qui sont identifiés comme des opposants sont pourchassés, même dans les villages, où on menace et soudoie les chefs pour qu’ils livrent les militants cachés. Des centaines d’entre eux croupissent en prison sans autre forme de procès. Quand je vais m’enquérir pour eux auprès de la justice, on m’envoie balader. La justice est sous la coupe du régime. On dénombre aussi de nombreux disparus.

Quelle a été la réaction de la communauté internationale, en particulier de la France?

Après trente ans de plaidoyer pour les droits humains, je me rends compte qu’il est peine perdue d’attendre que la France fasse quoi que ce soit en faveur de la population tchadienne. L’ancienne puissance coloniale continue à poursuivre son seul et unique intérêt à court terme. Et, malheureusement, la communauté internationale continue à considérer que le Tchad est le pré carré de la France. C’est ce qu’on nous répond à Bruxelles ou à Berlin quand on demande une réaction. La France soutient sans réserves le régime Déby. Elle a porté le président Déby père jusqu’à sa mort, puis Emmanuel Macron est venu en personne à Djamena pour adouber le fils et dire que quiconque s’en prendrait à lui le rencontrerait sur son chemin.

La France a beau dire regretter du bout des lèvres les violations massives des droits humains, elle ne prend jamais aucune sanction. Plus récemment le président Kaka a été reçu par Macron en France, puis accueilli favorablement aux Etats-Unis, alors que leur ambassadeur avait été témoin des tueries, et s’était agenouillé devant les cadavres gisant au pied de sa représentation diplomatique.

Les Etats occidentaux disent qu’ils «accompagnent la transition» et qu’ils soutiennent le «dialogue inclusif» qui a eu lieu entre août et octobre 2022…

On sait que le processus est biaisé dès le départ pour maintenir le même système au pouvoir. Ce dialogue n’est pas digne de ce nom, nous l’appelons «le monologue». Nous ne sommes pas entendus. Aujourd’hui le pouvoir et ses affidés vont organiser un référendum biaisé sur la forme de l’Etat. Un vote qui va confirmer la volonté du pouvoir de favoriser un Etat unitaire au lieu de créer un Etat fédéral comme il avait été envisagé, et qui va confirmer Kaka au pouvoir. La communauté internationale le sait parfaitement, mais rien ne bouge.

Un dialogue similaire avait eu lieu au début des années 2000. Qu’en est-il advenu?

Oui, l’Union européenne avait donné des moyens pour un dialogue qui a abouti à un accord en 2007. Mais il n’a jamais été appliqué. L’accord avait identifié les problèmes: il fallait notamment démilitariser l’administration et engager du personnel compétent. Aujourd’hui, le problème reste intact, les gouverneurs sont en majorité des généraux ou des militaires. Récemment, des enfants ont été nommés généraux à l’occasion d’un remplacement dans la fonction publique. Un policier a été remplacé par son fils de 11 ans.

Quels sont les intérêts de la France au Tchad?

Ils sont principalement d’ordre géopolitique. Ce que le Tchad subit est lié à la perte progressive de l’Afrique francophone par la France. Elle a perdu sa mainmise sur la République centrafricaine, puis le Mali, et maintenant le Burkina Faso. Elle ne peut pas perdre le Tchad qui est pour elle une grande caserne [l’Hexagone dispose d’une base militaire importante au Tchad]. Elle va y puiser hommes et armes, pour aller «sécuriser» partout autour, notamment au Niger voisin, où se trouvent ses plus grandes mines d’uranium.

Le principal souci de la France au Tchad est de s’assurer de pouvoir compter sur un régime à sa botte, alors que la population ne veut plus de cette situation. Et donc le système utilise la terreur pour soumettre la population et empêcher toute contestation de la politique française.

Le tableau que vous dressez est sombre. Y a-il des éléments qui vous donnent de l’espoir aujourd’hui?

Je suis de nature optimiste et je crois vraiment qu’on a atteint le paroxysme de la bêtise. Les Tchadiens ont été très choqués et blessés par les derniers évènements et cela peut entraîner une prise de conscience et un changement. Je crois que davantage de Tchadiens se lèveront pour refuser l’injustice, pour ne plus accepter que leurs droits soient violés, et c’est de là que viendra le salut. On ne peut compter ni sur la communauté internationale ni sur les politiques tchadiens. Le changement viendra d’en bas.

Un espoir démocratique noyé dans le pétrole

Dans les années 1990, après la chute du dictateur Hissène Habré, vous entreteniez l’espoir d’un changement démocratique et social. Que s’est-il passé?

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Delphine Djiraibé

Delphine Djiraibé: Oui, nous avions obtenu des lois favorables dans ce sens et la ratification par le Tchad des conventions internationales des droits humains. La justice s’est mise à fonctionner pendant un certains temps. Mais la situation a commencé à se détériorer à partir de l’an 2000 déjà, en lien avec le projet pétrolier Tchad-Cameroun. Ce projet mené par les multinationales étasuniennes Chevron et Texaco, avec le soutien de la Banque mondiale, a peu à peu mené à un rétrécissement des libertés civiques. La société civile s’était organisée en coalition contre ce projet. Je dirigeais ce plaidoyer qui réclamait de meilleures conditions de gouvernance avant toute exploitation de pétrole sur notre territoire. Entre la corruption, la mauvaise gouvernance et l’insécurité dans le pays, aucune condition n’était remplie. Nous expliquions que le Tchad n’était pas un pays démocratique et qu’il n’avait pas la capacité de gérer un tel projet pétrolier. Nous savions que l’argent serait utilisé pour faire la guerre et non pas pour favoriser le développement. C’était un péché capital de notre part: ce discours nous a valu la répression du gouvernement Déby qui voulait l’argent du pétrole coûte que coûte; j’ai même dû quitter le pays pendant deux ans.

La situation politique n’a fait que se dégrader depuis, avec la montée en puissance des groupes rebelles et la guerre arrivée en 2006. Le président a refusé tout dialogue, s’est accroché au pouvoir pendant de très nombreuses années et a muselé ses opposants. Jusqu’à son assassinat en avril 2021, la suite vous la connaissez.

Le pipeline Tchad Cameroun a été inauguré en 2003 malgré votre opposition. Avez-vous au moins pu obtenir une amélioration du projet, à défaut de le stopper?

Quelques points des études d’impact ont été revus, le tracé du pipeline a été remanié, mais rien n’a été pris en compte sur le plan social. Le projet n’a pas servi à réduire la pauvreté comme la Banque mondiale l’avait promis. Au contraire, les populations de la zone pétrolière se sont appauvries, cela a été constaté sur place par des députés allemands et même par des institutions mises en place par la Banque mondiale. La loi de 2005 sur la gestion des revenus pétroliers devait prévoir un compte bancaire offshore destiné aux générations futures. Elle n’a pas été mise en œuvre. C’est plutôt la guerre que nous avons récoltée. Les royalties aiguisent les ambitions.

Craignez-vous pour votre sécurité ou votre liberté en rentrant au Tchad? Votre notoriété vous protège-t-elle suffisamment?

Le prix Martin Ennals contribue à notre sécurité car il nous donne une certaine visibilité, ce qui est très important. Je suis croyante et j’ai foi en la protection du bon Dieu. C’est pourquoi je viens en Suisse et je repartirai au Tchad parce qu’il y a tant à faire. Il faut continuer à lutter. CKR

Le contenu de cette page est réalisé par la rédaction du Courrier. Il n’engage que sa responsabilité. Dans sa politique d’information, la Fédération genevoise de coopération (FGC) soutient la publication d’articles pluriels à travers des fonds attribués par la Ville de Genève.

International Solidarité Christophe Koessler Tchad

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