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L’envers du progrès

Transitions

Quand nous pensons aux générations qui nous ont précédé·es, nous imaginons à quel point elles seraient épatées par les géniales inventions qui illuminent notre vie quotidienne. S’il se tenait derrière moi pendant que j’écris cette chronique sur mon ordinateur ou quand je paie mes factures d’un clic en scannant le code-barres, mon père serait éberlué de ces performances techniques. Et quelle serait sa stupéfaction si j’allais jusqu’à consulter ChatGPT! Quand on regarde en arrière, on se fait automatiquement du temps une représentation linéaire: à l’échelle de l’univers, les guerres ou les catastrophes destructrices perdent leur relief et on réagit spontanément comme si le monde de demain ne pouvait que poursuivre sa conquête inventive.

C’est ce qu’on appelle le progrès. Il cache pourtant une face sombre. Qui sait vers quels déboires l’informatique et l’intelligence artificielle nous conduisent en raison, par exemple, de l’épuisement des ressources indispensables à leur développement et de la débauche d’énergie qu’exige leur fonctionnement? Et pour nous les humains, servilement soumis au diktat des écrans, nous risquons rien moins que la dépendance. Le téléphone portable et l’ordinateur nous font progressivement perdre nos facultés: la mémoire, les mots, l’orthographe, le calcul mental. Je ne sais plus ni l’adresse ni le numéro de téléphone de mes ami·es, ni même le mien. Nos identités sont en fuite vers le cloud des services de renseignements. Bientôt, nous les vieilles, on pourra nous installer dans un caisson étanche, surveillé par un gentil robot qui, lui, n’oubliera jamais d’éteindre la plaque de la cuisinière ou la lumière à la salle de bains, et grâce à qui nous n’aurons plus à nous demander où nous avons fourré nos clés.

Il y a pire! Bien sûr il faut reconnaître que les découvertes des sciences et les innovations techniques sont époustouflantes et permettent des avancées remarquables, par exemple en matière de santé ou de communication. Le problème, c’est que par derrière il y a toujours des êtres avides de pouvoir et de profit, des multinationales, des entreprises de médias, parfois des chefs d’Etat, qui les méprisent ou qui s’ingénient à en faire des armes. Par exemple, certains promoteurs immobiliers turcs ont choisi d’ignorer les données fournies par la science sur la résistance sismique des bâtiments. Comme le hurlent les victimes devant leurs résidences effondrées, ce ne sont pas les tremblements de terres qui tuent, mais les spéculateurs!

L’échec le plus effroyable du progrès, c’est évidemment la guerre: massacres, saccages, destructions, pollution. Le retour à la sauvagerie. Néanmoins, cette catastrophe absolue représente un progrès appréciable pour l’industrie d’armement, dont le chiffre d’affaires monte en flèche, et pour les stratèges qui se félicitent de disposer en Ukraine d’un terrain d’entraînement pour «introduire des changements révolutionnaires dans la technologie militaire et la guerre moderne» (selon les propos d’un ministre lors d’une conférence de l’OTAN). Pour finir, en désespoir de cause, quand on se tourne vers le cosmos, fasciné·es par les images envoyées par le télescope James Webb, réconforté·es par l’espérance d’une civilisation extraterrestre plus noble que la nôtre, ému·es par tant de grandeur et de beauté, les destructeurs de rêves sont encore là à organiser des croisières pour millionnaires, à pourrir le ciel de déchets, à peaufiner des projets de colonisation.

Tout se passe comme si on assistait à un chassé-croisé entre les «porteurs de progrès» qui gravissent la voie de la connaissance et de la responsabilité, et une horde de «régressants» qui dévalent la pente en écrasant tout sur leur passage. Est-ce le destin de l’humanité: l’absurde annulation permanente du mouvement, jusqu’au point de rupture vers l’abîme? Nous sommes pris au piège d’une sorte de processus mécanique autoalimenté de fabrication de progrès, car il faut sans cesse inventer un progrès pour réparer les dégâts du progrès. En d’autres termes, il faut de la croissance pour surmonter les effets négatifs de la croissance. C’est ce qu’on pourrait appeler un processus conservatoire, selon la formule connue qu’«il faut que tout change pour que rien ne change». Le sens commun comprend le progrès comme l’accession de toutes et tous à la prospérité et à une vie de qualité. Mais quand la qualité se traduit par «pouvoir d’achat», on comprend mieux la supercherie du système capitaliste.

Tout cela fait penser au mythe de Sisyphe, cet homme condamné par un dieu jaloux à hisser un rocher vers un sommet duquel il redégringole aussitôt. Albert Camus se plaisait à imaginer Sisyphe heureux, parce qu’il se révolte contre l’absurdité du monde et manifeste sa liberté en narguant le dieu qui l’a puni. La révolte, première étape du progrès? Peut-être, si elle génère la conscience des enjeux vitaux pour l’humanité et si elle conduit à défier cet autre dieu jaloux, celui du capitalisme.

Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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lundi 8 janvier 2018

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