Les savoirs de l’oppression
Le scolaro-centrisme de nos sociétés fait que l’on identifie souvent le fait d’apprendre aux années d’école. Pourtant, apprendre est une expérience bien plus vaste que l’éducation formelle.
Différents types d’éducation
On distingue généralement trois formes d’éducation. L’«éducation formelle» désigne celle qui a lieu dans les institutions scolaires. L’«éducation non formelle» caractérise l’ensemble des formations que l’on peut suivre en dehors de l’école, par exemple dans un cadre associatif. Il y a enfin le vaste domaine méconnu de l’«éducation informelle». Cela comprend tous les autres types d’apprentissages, qui sont souvent, en partie, invisibles.
Les apprentissages informels peuvent être inconscients, conscients mais fortuits, ou encore conscients et intentionnels, comme l’apprentissage autodirigé. On associe souvent le fait d’apprendre avec une émancipation du sujet apprenant, mais cela n’est qu’en partie vrai. On peut aussi apprendre la domination.
L’expérience informelle de l’oppression
De ce fait, relativement à l’expérience des oppressions sociales, il nous semble que l’on peut distinguer trois types d’apprentissages informels. Le premier niveau d’apprentissage est inconscient. On peut ainsi parler «d’apprentissage de la domination» (par référence au sociologue Pierre Bourdieu). Par la socialisation, le sujet incorpore, sans en avoir conscience, des manières d’être et de parler qui sont relatives à une classe sociale. Certain·es apprennent à être des dominant·es, d’autres apprennent leur place de personnes socialement dominées.
Le niveau d’apprentissage conscient mais fortuit concerne les apprentissages tirés des expériences sociales des subalternes. Il existe des apprentissages qui sont préconscients, ou même conscients, par lesquels les personnes socialement opprimées se rendent comptent de leur situation sociale d’opprimé·es. Dans son ouvrage La pensée féministe noire (Payot, 2021), la sociologue Patricia Hill Collins met en lumière les apprentissages relatifs aux oppressions sociales développées par les femmes noires aux Etats-Unis.
Un troisième niveau d’apprentissage, de type intentionnel, peut également être qualifié d’«infrapolitique» par référence à l’ouvrage de James Scott La domination et les arts de la résistance (ed. Amsterdam, 2009). Il s’agit de l’ensemble des pratiques que les personnes mettent en place dans la vie quotidienne pour résister à l’oppression sociale.
La notion de «curriculum caché» met en lumière que les apprentissages informels n’ont pas lieu qu’en dehors de l’école. Ils ont lieu également au sein même de l’école. En effet, dans le milieu scolaire, l’enfant n’est pas confronté uniquement à un curriculum prescrit: les programmes officiels. Il apprend également un ensemble de comportements de manière informelle: c’est le curriculum caché. Or ce curriculum caché peut être sexiste, hétéronormatif, classiste…
Savoirs scientifiques et critique de l’oppression. Il existe un débat épistémologique portant sur la place de ces savoirs informels relativement au savoir scientifique. Pour certains sociologues, comme Bourdieu, la connaissance scientifique se produit par rupture avec le sens commun. De ce fait, le savoir scientifique qui expose une critique de la société doit dévoiler une réalité qui échappe à la conscience des opprimé·es. Il n’y aurait en effet pas d’intérêt à leur apprendre ce qu’ils et elles savent déjà.
Néanmoins, cette position n’est pas partagée par toutes les approches. Par exemple, les épistémologies féministes ont au contraire valorisé les formes de production participative de la connaissance scientifique. Une connaissance scientifique plus objective – Sandra Harding parle d’«objectivité forte» – suppose d’inclure les savoirs subalternes de manière à éviter les biais des scientifiques (biais sexistes ou classiques liés à leur position sociale située).
Les savoirs militants de l’éducation populaire
Il existe aussi des débats concernant les savoirs militants de l’éducation populaire. Une première position réduit l’éducation populaire à n’être constituée que de la mise en commun des savoirs subalternes.
Une deuxième position au contraire, plus verticale, considère que l’éducation populaire, c’est l’éducation du peuple par les savoirs critiques scientifiques. Une fois la réalité sociale dévoilée, cette prise de conscience conduirait à un engagement des opprimé·es dans les mouvements sociaux. En outre, il existe une position qui considère que les savoirs militants reposeraient pour l’essentiel sur des savoirs d’organisation de l’action collective. On trouve cette position par exemple dans le «community organizing» de Saul Alinsky.
Or ce que Paulo Freire a appelé l’éducation populaire est en réalité une «synthèse culturelle» entre plusieurs types de savoir: les savoirs d’expérience sociale des opprimé·es, des savoirs scientifiques critiques et enfin des savoirs d’action collective. C’est l’ensemble de ces savoirs qui constitue ce qu’il a appelé la conscientisation, que l’on peut expliciter par conscience sociale critique.
Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com