«Panique à l’Université»
Personne n’ignore que l’entartage de personnalités s’inscrit dans un ensemble de rituels visant à rééquilibrer les inégalités d’accès à la parole publique. Sont visé·es par ces actions pâtissières celles et ceux qui, invité·es permanent·es des plateaux et des tribunes, peuvent dérouler partout et sans contradiction leurs discours sans intérêt, voire nauséabonds. Le rappel qu’ils et elles ne doivent ce privilège qu’à la dérive de la démocratie libérale vers la société du spectacle constitue précisément un salutaire exercice de contre-pouvoir démocratique. Daniel Zappelli et Ernest Antoine Seillière furent entartés dans les locaux de l’Université de Genève en 2008. Ils renoncèrent à toute poursuite pénale, de même que le rectorat Vassalli où siégeait pourtant déjà l’actuel recteur.
Alors pourquoi l’entartage (raté) d’une conseillère nationale de l’Union démocratique du centre passe-t-il pour une dangereuse attaque contre la démocratie?
Dans son récent ouvrage, Panique à l’Université, le sociologue Francis Dupuis Déri relève que la concentration des médias entre les mains de quelques propriétaires fortunés ainsi que la concurrence acharnée qui règne dans le secteur de la presse incite à la production de paniques morales consistant à accorder une «couverture médiatique disproportionnée et sensationnaliste qui identifie une menace pour la société, ses valeurs et ses intérêts avec des titres tapageurs » (p. 50). C’est ce qui s’est produit dans le cas qui nous occupe où la Tribune de Genève a monté en épingle l’épisode de l’entartage pour rattraper le retard pris dans la couverture des précédentes paniques morales au sujet de l’interruption des conférences transphobes du printemps dernier. La succession accélérée de ces paniques morales a un double effet.
Premièrement, elle renverse les rapports de domination. Dans le cas d’espèce, la presse dépeint une Céline Amaudruz empêchée de s’exprimer, elle qui bénéficie de l’appareil du parti sans doute le plus riche de Suisse et d’une fortune personnelle conséquente pour imposer ses idées dans le débat politique. Il faut rappeler que ce sont, au contraire, les victimes de son idéologie qui n’ont jamais le droit à la parole.
Deuxièmement, la succession des paniques morales invisibilise des problèmes politiques majeurs au profit de questions parfaitement anecdotiques. C’est de ce second effet que la conseillère d’Etat Anne Emery Torracinta a entendu tirer profit en soufflant sur les braises de la panique dans l’entretien paru dans le Matin dimanche du 8 janvier dernier. Alors qu’elle s’apprêtait à rejeter de façon autoritaire la désignation du futur recteur par l’instance participative de l’Université (lire Le Courrier du 18 janvier), Mme Emery Torracinta a fait diversion en appelant complaisamment au respect des principes démocratiques avec lesquels précisément elle jouait un jeu dangereux.
Au lieu d’appels vagues à la fermeté, on attendrait d’une conseillère d’Etat qu’elle s’exprime sur les problèmes majeurs de la politique universitaire: conditions sociales des étudiant·es, précarité du corps intermédiaire, comportement prédateur des éditeurs scientifiques. Toutes questions sur lesquelles la Conférence universitaire des associations d’étudiant·es (CUAE) – égratignée par l’anti-syndicalisme qui accompagne toute bonne panique morale – a été plus active que les deux derniers président·es du Département de l’instruction publique.
Premières et premiers signataires, ancien·nes membres de la CUAE: Jamal Al-Amine, Jonathan Baud, Alexia Bonelli, Ignace Cuttat, Frédéric Deshusses, Gahla Doerig, Pauline Emery, Joan Gestí Franquesa, Maxine Gravot, Alix Heiniger, Laure Lamb, Pauline Lutz, Hugo Molineaux, Aurélie Valletta, Thibaut Vibert, Quentin Stauffer, Samia Swali, Leonhard Unterlechner.