Il y a quatre-vingts ans, le 9 avril 1945, le pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer était exécuté avec six de ses compagnons conjurés, dont l’amiral Canaris, dans le camp d’extermination de Flossenbürg, en Thuringe. Il avait été impliqué dans la tentative de renverser Hitler du 20 juillet 1944 par von Stauffenberg. Dans le lointain, depuis l’Ouest, on entendait l’artillerie américaine avancer. Il eût suffi de deux semaines pour qu’ils aient la vie sauve. Depuis lors, cette tragédie est bien documentée par les historiens.
Or, aux Etats-Unis d’aujourd’hui, le «nationalisme chrétien» semble s’être emparé de cette haute figure de la résistance allemande avec la sortie d’un film récent, intitulé en français L’espion de Dieu: Dietrich Bonhoeffer, Martyr, pasteur, résistant et dans la version anglaise Bonhoeffer: Pastor. Spy. Assassin! Ce film de Todd Komarnicki, en effet, suivant la biographie écrite par Eric Metaxas, journaliste étasunien devenu partisan passionné de Trump, fait de Bonhoeffer un pasteur prêt à assassiner Hitler. Ce qui est faux historiquement.
S’il est vrai que Bonhoeffer a approuvé, avec des réserves, la tentative de coup d’Etat de juillet 1944, il n’a jamais été lui-même armé et il souhaitait que l’on prépare surtout l’Allemagne pour l’époque de l’après-Hitler. Ce film, hautement discutable, veut en fait nous préparer à la violence et fait un parallèle entre les Etats-Unis gouvernés par les démocrates et le IIIe Reich. Metaxas est même allé jusqu’à justifier l’attaque du Capitole par des partisans de Trump en janvier 2021 en invoquant «le moment» de Bonhoeffer! La postvérité aurait-elle contaminé le souvenir du résistant pacifiste, admirateur de Gandhi et de la non-violence?
Mais en vérité «à qui appartient Bonhoeffer?» C’était le thème d’un colloque international organisé début avril sur les lieux mêmes de son exécution, au Mémorial du camp de concentration de Flossenbürg. Les spécialistes n’auront pas manqué de fustiger ces instrumentalisations. Car la résistance d’un Bonhoeffer, d’un Martin Niemöller, fut beaucoup moins romantique, unilatérale. Le prisonnier de Tegel fut un homme de réflexion, pesant le pour et le contre, toujours nuancé et habité par le doute. Il fut le contraire d’un fanatique voulant rendre le mal par le mal, tandis que le film en question souhaite en faire un tueur potentiel.
A l’inverse, dans d’autres milieux, on veut ne voir que le Bonhoeffer piétiste, homme de prière, apolitique et sans intérêt réel pour les femmes et les hommes de son temps. Le film ne dit d’ailleurs rien de ses fiançailles avec Maria von Wedemeyer. Mais s’il fut pasteur, il n’y avait rien d’étroit en lui; il avait une vue beaucoup plus large de la situation de l’Allemagne et il savait, par ses contacts œcuméniques et en Angleterre, que la défaite était inéluctable. C’était un vrai «politique» au sens large.
L’exactitude historique vient de ceux et celles qui ont accompagné Bonhoeffer jusqu’au bout, son ami de toujours Eberhard Bethge, Willem Visser’t Hooft, Karl Barth, l’étasunien Reinhold Niebuhr, l’évêque anglais George Bell, pour ne citer que quelques noms, qui ont su dès le départ ce que Bonhoeffer voulait au fond: se débarrasser de Hitler, mais par des moyens juridiques, si possible, et recréer une Eglise fidèle, «pour les autres» et avec les autres. J’interprète maintenant son œuvre comme celle d’un grand humaniste chrétien. Il avait écrit dans l’une de ses lettres inoubliables de prison, avant la fin: «La vie chrétienne ne peut avoir aujourd’hui que deux aspects: la prière et l’action parmi les humains, selon la justice.1> Cf. nouvelle édition de Résistance et Soumission. Lettres et notes de captivité, Labor et Fides, 2024.»
Notes