Ça danse au bal des corrompus…
En matière de corruption, le Qatargate est un très gros scandale. Trop gros pour ma tête et pour la petite plume qui me sert à écrire cette chronique! Je n’ignore pas que ce fléau règne sur le monde, surtout dans quelques républiques bananières, caressées dans le sens du poil par des multinationales décidées à faire main basse sur les ressources du pays. En revanche, j’étais fermement convaincue que ce genre de comportement ne pouvait concerner ni des femmes ni des partis de gauche. Cruelle désillusion: les nouvelles en provenance du Parlement européen depuis la mi-décembre 2022 révèlent que c’est bel et bien une femme, membre du Parti socialiste grec et, de surcroît, vice-présidente de cette noble assemblée, qui s’est fait prendre la main dans le sac de billets de banque en provenance du Qatar. Avec elle, d’autres élus ou ex-élus, socialistes eux aussi, évoluant en outre à la tête d’institutions à vocation syndicale, sociale et humanitaire telles que l’ONG «No Peace without Justice» ou la fondation «Fight Impunity». Au secours! Se reposer sur un confortable coussinet d’euros tombés du ciel tout en prétendant agir contre l’impunité, pour la paix et la justice? C’est moche et ça porte gravement atteinte à ma conscience féministe et à mon idéologie militante!
Se reposer, peut-être pas: Eva Kaili et ses comparses, à la tribune du parlement, et même au nom de l’Union européenne, ont salué les vertus du Qatar, lui décernant le titre de «chef de file en matière de droit du travail»! Ils ont même fait pression pour que le groupe socialiste refuse la résolution contre la violation des droits humains dans ce pays. Il est question aujourd’hui d’un vaste trafic d’influence, non seulement avec le Qatar pour des contrats de gaz, mais également avec le Maroc pour cautionner l’annexion du Sahara occidental. Profondément désolant!
Le Qatargate, c’est 1,5 million d’euros que les cleptocrates de Doha ont investi sur ces personnes. En comparaison, les 50’000 francs du voyage de Pierre Maudet à Abu Dhabi, c’est du pipi de minet! Question: à quel niveau les politiciennes et les politiciens helvétiques se situent-ils sur l’échelle de la corruption? Il n’est pas rare d’entendre des gens dire, en hochant la tête d’un air navré, qu’ils et elles sont tous et toutes des pourri·es et les jouets des lobbys. Ce sont ces derniers qui leur dicteraient quand il faut lever le bras pour voter les amendements qu’ils ont eux-mêmes rédigés et glissés dans leur poche, accompagnés d’un petit cadeau. Il semble que l’opinion publique et les médias s’alarment plus facilement de ces turpitudes que des monstrueuses magouilles des puissants. Il en va de même pour la délinquance ordinaire: les prisons sont remplies de voleurs de pommes (hormis une douzaine de criminels dangereux), alors que la criminalité économique reste largement impunie. Intervenir dans la valse des milliards que représentent la fuite des capitaux, le blanchiment d’argent ou les sommes pharamineuses englouties dans des recherches bidon afin d’influencer les décisions politiques, c’est se heurter à des clauses procédurales protectrices du «secret des affaires», certes votées par le parlement, mais désespérantes pour les enquêteurs.
De façon générale, on peut faire l’hypothèse que la corruption s’inscrit dans un système où le pouvoir de la finance s’exerce conjointement sur l’économie et sur la politique. Dès lors, la question se pose de savoir si les politicien·nes honnêtes le sont simplement parce qu’ils et elles ne font pas partie de la classe sociale des opérateurs de corruption, et n’ont donc pas l’envergure nécessaire pour appâter les corrupteurs. Je fais peut-être preuve de candeur, mais je crois pouvoir dire qu’en plus de vingt ans de vie parlementaire, je n’ai pas réussi à repérer, parmi mes collègues, ces fourbes, ces cupides et ces incapables que la population adore détester, même s’il est vrai que certains s’enrichissent indûment en participant à des groupes consultatifs ou à des conseils d’administration grassement rémunérés.
Il faut aussi reconnaître que les lobbys qui hantent le Palais fédéral sont utiles. Les syndicats, les organisations de défense du droit d’asile ou de l’environnement sont des lobbys au même titre que les assureurs maladie ou les importateurs de voitures. Ils éclairent les élu·es sur les intérêts particuliers qu’ils défendent. N’oublions jamais non plus que si des gens siègent dans des parlements, c’est que d’autres gens les ont élus pour qu’ils défendent leurs intérêts. Chaque parlementaire est le porteur d’espoir de toute une foule de petits lobbys individuels ou collectifs qui ne fonctionnent pas à coup de gratifications financières. Il est toutefois nécessaire d’agir sur les corruptibles en établissant des règles strictes et contrôlables concernant la déclaration publique de leurs intérêts, et surtout en s’assurant au préalable de l’éthique et de la probité des candidat·es qu’on s’apprête à élire. C’est-à-dire (pardonnez cette impertinence), en élisant des femmes et des progressistes! Sauf au Parlement européen!
Anne-Catherine Menétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.