Chroniques

Une longue duplicité

Carnets paysans

C’est sous le nom de Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB) que naît la structure politique désormais connue comme l’Union démocratique du centre. Il s’agit d’abord, dès la fin de la Première Guerre mondiale, du rassemblement de partis cantonaux qui concluent des alliances électorales en vue des élections nationales. L’épicentre de ces alliances se trouve à Berne, où le parti cantonal adopte la dénomination de Parti des paysans, artisans, bourgeois qui sera retenue pour la création du parti national en 1937.

Le PAB entre au Conseil fédéral en 1929 avec le Bernois Rudolf Minger. Chef d’un domaine agricole d’une trentaine d’hectares – un grand domaine pour l’époque –, Minger entretient l’image d’un homme proche de la paysannerie, opposant naturel à l’industrie et à la modernité.

S’il est en effet le premier conseiller fédéral agriculteur, Minger siège aussi dans tous les espaces où se construit le monde moderne qu’il prétend combattre: conseil de la Banque nationale, société des Forces motrices de l’Oberhasli, Société économique du canton de Berne, etc. Cette ambiguïté profonde de la position des représentants du PAB est encore mieux illustrée par la succession de Minger au Conseil fédéral.

C’est en effet un autre Bernois, Eduard von Steiger, qui succède à Minger. Avocat, ancien membre du Parti conservateur, von Steiger a un parcours politique urbain tout à fait classique (législatifs municipaux puis cantonaux, exécutif cantonal et enfin Conseil fédéral). C’est – notons-le au passage pour celles et ceux qui douteraient du positionnement politique traditionnel du parti – à von Steiger que l’on doit la définition de la politique honteusement restrictive d’accueil des réfugiés pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Sous Minger comme sous von Steiger, le parti joue un double jeu. Exaltant le style de vie rural et une patrie débarrassée de la modernité industrielle, le Parti des paysans, artisans et bourgeois conduit sa politique main dans la main avec la droite patronale, rejetant les projets de politique fiscale et sociale. Comme le note l’historien Hans-Ulrich Jost1> Hans Ulrich Jost, «Die SVP als postmoderne Prätorianergarde» in Rote Revue: Zeitschrift für Politik, Wirtschaft und Kultur, 2000/1, pp. 20-23., les dirigeants de l’Union suisse des paysans (USP) et du PAB ont construit une alliance «secrète mais sacrée» avec la droite suisse. Une alliance qui vise, selon l’historien, à drainer les voix de la paysannerie en déclin, tout en faisant prévaloir les intérêts des ennemis de cette paysannerie: les banques et la grande industrie.2> Lire notre chronique «En campagne» du 28 janvier 2021.

Jost souligne encore que cette duplicité historique s’est perpétuée au-delà de la transformation du PAB en UDC. Dans les années 1990, la mise à disposition de la fortune de l’industriel Christoph Blocher permet au parti de sortir de l’impasse électorale dans laquelle il se trouve.

Le nombre de paysannes et de paysans se réduisant toujours plus, le parti peine à dépasser les 10% de suffrages aux élections fédérales. Blocher finance alors la professionnalisation du parti et réactive la ligne politique xénophobe agressive de James Schwarzenbach. Parmi les autres financeurs figurent l’importateur de voitures Walter Frey ou encore le banquier Thomas Matter.3>Anna Jikhareva, «Christoph Blocher, le grand mécène de la droite nationaliste suisse», basta.media, 23 janvier 2020.

C’est donc sans étonnement que l’on voit aujourd’hui se poursuivre le double jeu décrit par Jost pour les années 1930. Il y a une année, le député Vert et paysan Killian Baumann dénonçait au Conseil national un nouvel accord «secret mais sacré» liant l’Union suisse des paysans (au comité de laquelle l’UDC est largement représentée) et Economiesuisse, par lequel l’organisation agricole renonçait à s’opposer à la conclusion de traités de libre-échange pourtant néfastes pour l’agriculture.4>Lire notre chronique «Au parlement» du 24 mars 2021.

Bien que ses liens organiques avec la banque et le grand patronat soient largement connus, l’Union démocratique du centre perpétue sa tactique de Janus. Les candidatures UDC issues du monde agricole doivent être considérées à l’aune de cette duplicité séculaire. Elles servent à entretenir un folklore agrarien, mais nullement à défendre le démantèlement de l’agriculture industrielle qui est à la fois l’intérêt des paysannes et des paysans et notre intérêt à toutes et tous.

 

Notes[+]

* Observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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